Archives mensuelles : novembre 2013

Les chiens de Téhéran

C’est la mi-octobre et la guerre du Kippour vient de commencer. L’Iran de Reza Chah Pahlavi n’est pas engagé dans le conflit, mais, en tant que pays musulman et pour sa propre paix intérieure, il a choisi son camp et fait semblant d’encourager quelques manifestations anti-israéliennes dans Téhéran.
Il doit être une heure du matin. Il fait bon dans les quartiers nord de la ville. A cette heure, tout y est largement éclairé, calme et même désert.
Je viens de passer la soirée avec une jolie jeune femme. Elle est la secrétaire d’un membre de la famille impériale, iranienne par son père, blonde par sa mère, russe. Nous avons diné dans ce restaurant, russe également, Chez Léon, et continué la soirée dans la boite de nuit du Hilton. Je ressors les balais d’essuie-glace du coffre de sa petite voiture, une Pekan, et je la reconduis chez elle. Je suis content de ma soirée et ma douce euphorie me pousse à rentrer à pied jusqu’à mon hôtel : peut-être une demi-heure de marche selon un itinéraire qui sera facile dans cette partie moderne de la ville.
Je marche le long d’une large avenue où passent de temps en temps une voiture de la police ou de la SAVAK. Elles ralentissent pour m’observer puis reprennent leur croisière en faisant ronfler leur huit-cylindres.
En regardant l’une de ces voitures fantomatiques s’éloigner, je m’aperçois qu’un chien me suit. Il reste à une vingtaine de mètres derrière moi. C’est un animal plutôt jaune, de taille moyenne et d’une race imprécise. Je me retourne et m’avance lentement vers lui en lui parlant d’une voix douce. Il ne gronde pas et son poil reste lisse sur son dos, mais il recule d’autant que j’avance.
Je reprends ma promenade. Il reprend la sienne, mais je remarque qu’il a réduit de moitié la distance qui nous sépare. Bientôt, arrivent de l’obscurité d’une rue adjacente un autre chien qui se joint au premier, puis deux, puis trois. Il en vient de tous les côtés, de toutes les tailles et de toutes les couleurs. La bande qui s’est formée trottine allègrement derrière moi en conservant la distance. Je m’étonne que les chiens ne se battent pas entre eux et restent silencieux. Je ne me sens pas menacé, mais je juge plus prudent de ne pas m’arrêter comme la première fois.
Lorsque j’arriverai devant l’Imperial Hotel, la bande comptera bien une douzaine de chiens. Il me restera alors à franchir les vingt mètres de l’allée qui, à travers le jardin privé, mène jusqu’à la porte de l’hôtel.
Arrivé au seuil du lobby, je me retourne. Les chiens se sont arrêtés par petits groupes sur le trottoir de l’avenue. Certains se sont assis. Ils me regardent presque tristement, avec un air de reproche : je les laisse tomber.
Aujourd’hui encore, je me demande la raison de cette procession à travers la ville. Est-ce que cette meute croyait que j’allais lui donner quelque chose à manger? Est-ce que ces chiens espéraient un quartier plus favorable pour me mettre en pièces? Était-ce par amitié?
Ou simplement pour passer le temps?
3 chiens

 

Ma table de travail

Ma table de travail n’en est plus vraiment une. Aujourd’hui, je dirais plutôt que c’est une table de retraite.
En fait, c’est un bureau. Il me vient de mon père, gros et lourd.(Pas mon père, mon bureau). Il est en bois. Son aspect général est rassurant. Quand on est assis derrière lui, on sent que pas grand chose de mauvais ne peut vous arriver.
Sa couleur est marron foncé, celle du bois ciré, vieilli, patiné tout d’abord par les manches de lustrines du début de l’autre siècle, suivies par les costumes en laine de l’entre deux guerres, puis par les pantalons en jean de ceux qui sont venus plus tard s’asseoir négligemment sur l’un des ses angles, et, enfin, par tous les appareils électroniques que l’on y pose aujourd’hui, les trousseaux de clés que l’on y jette, les canettes de Coca-Cola que l’on y laisse.
Son plan de travail est assez grand, largement suffisant pour qu’on y trouve en permanence:
-1) un écran Samsung pour mon vieil ordinateur Compacq dont la tour est posée par terre a côté du meuble,
-2) un clavier et une souris sans fil pour le dit ordinateur,
-3) un support incliné en plastique transparent, destiné à recevoir ma tablette
-4) quelques fois , ma tablette
-5) une prise multiple , sur laquelle est branchée toute une série de chargeurs
-6) une lampe de bureau à halogène dont je dois remplacer l’ampoule depuis 6 mois
-7) une vielle règle en bois noir de section carrée qui porte les marques de nombreux coups énervés.
En haut du bureau, à droite, on trouve parfois un appareil photo, souvent un téléphone portable et depuis peu, mais de façon définitive, une imprimante.
En haut à gauche, il y a un vide poche métallique qui contient, selon les saisons, des guides touristiques, des recettes de cuisine, des dessins d’enfants, des réserves de papier pour les dessins d’enfants, deux marrons, un cadenas sans sa clé, et toutes sortes de choses imprévues que des épouse, enfants et petits-enfants viennent y déposer sans me demander mon avis.
Sous le plan de travail et de chaque côté, il y a une colonne de quatre tiroirs dont chacun est équipé d’une magnifique poignée en cuivre portant les initiales D L enchevêtrées, qui ne correspondent d’ailleurs à aucun membre de ma famille.
Le plateau, les deux colonnes et la paroi de fond du bureau forment une sorte de niche ouverte vers le fauteuil qui lui fait face. (Tout a fait entre nous, j’aurais aimé que cet abri soit adopté par mon chien Sari, une femelle Labrador jaune. Le terme correct est bien « jaune » et non « sable » comme disent les gens du Cap-Ferret. Je me voyais bien, installé à mon bureau, les pieds déchaussés reposant sur sa fourrure, moi studieux, elle confiante, dans la paix d’une fin de soirée d’automne à la campagne sous la douce lumière de la lampe enfin réparée, avec, pourquoi pas, en fond musical, le Clair de Lune de Debussy. Image bucolique, conforme à celle que se font de la campagne les citadins qui ne vont jamais à la campagne, image absolument idéale car malgré mes incitations et même mes injonctions, Sari n’a jamais accepté d’y rester plus de quelques secondes. J’ai dû lui construire moi même une niche dans le cantou de la cheminée qui lui offre un meilleur confort et de bien meilleures vues sur les activités de la maison.)
Pour en revenir à la description du bureau, si la surface a pu vous en paraître désordonnée, l’examen du contenu des tiroirs révélera, lui, une anarchie complète, qui, en plus de rendre pénible toute recherche dans les entrailles du meuble, empêchera parfois jusqu’à l’ouverture du tiroir souhaité. On peut pourtant y trouver les restes d’un ordre ancien que des années d’utilisation ont bouleversé.
Le premier tiroir de gauche, celui du haut, était censé contenir les fournitures: crayons, gommes, agrafeuses et agrafes, ruban adhésif, punaises et autres trombones. Aujourd’hui, il contient encore quelques vestiges de ces objets imbriqués les uns dans les autres, mais se sont ajoutés des enveloppes pour disques CD, quelques clés dont on ne connait plus l’usage, une fléchette, un sifflet à ultrasons et une boîte de peint̀ure.
Le tiroir symétrique, à droite donc, est maintenant rempli de ces guides touristiques et hôteliers, tous périmés ( les bons sont dans la voiture), de cartes à jouer, de petits livres d’enfants, d’un puzzle et d’un vieux numéro du Point sur ce qu’il ne faut pas manquer à New York.
On revient à gauche. Le tiroir d’en dessous contient toutes les cassettes audio que nous avons achetées et enregistrées au cours du temps (Jacques Brel, Oscar Peterson, voix des enfants…) et que plus personne n’écoute, progrès technologique oblige.
A droite, le tiroir d’en dessous est à double étage. Il est rempli des annuaires téléphoniques de plusieurs années et de plusieurs régions, dont l’unique fonction depuis l’apparition d’Internet est de rendre impossible la manœuvre du tiroir.
Il me reste à décrire le contenu des deux derniers tiroirs de gauche. Mais il y a longtemps que je ne vais plus voir ce qui s’y passe.
J’aime ce bureau. Bien que placé face au plus petit mur du salon, il en est le centre de gravité. Toute la pièce penche de son côté. Je lui reproche cependant une chose. Il ne comporte pas de tiroir secret. Du moins, je ne l’ai pas encore trouvé.

table de travail