Archives mensuelles : décembre 2013

Théâtre sans animaux. Critique aisée (2)

Théâtre sans animaux. Jean Michel Ribes
Non, à la ville, je n’aime pas Jean-Michel Ribes. A la ville, cet antipathique petit bonhomme me fait penser à un Tryphon Tournesol qui aurait abusé de gâteaux à la crème, et, ce faisant, aurait accumulé des kilos d’autosatisfaction et de suffisance.
Mais, à la scène, il me ravit. À la scène, il avait commencé à beaucoup me plaire avec une émission de télévision régulière: « Merci Bernard ». Je ne l’ai jamais revue. On a dû en perdre les bobines. À moins que la pensée unique qui règne aujourd’hui en matière d’humour ne la juge trop originale ou trop décapante pour la rediffuser sans risque. (Je me souviens d’une rubrique présentée par une femme en robe du soir et un homme en smoking et dont le titre était « Bonsoir les pauvres !») La déconnexion, pour ne pas dire déconnade, du titre d’avec le contenu de n’importe laquelle des parties de cette émission promettait déjà du très bon. La promesse fut tenue. Mais ce n’était là qu’un début, un galop d’essai, un pilote, un teaser pour ce que fut quelques années plus tard la production la plus connue de J.M.R., « Palace », quelques fois appelée « Ça c’est Palace ». C’est étonnant comme cette série télévisée qui n’a connu que six épisodes a laissé des souvenirs de rigolades de bon aloi. C’est étonnant comme cette série couronnée par le succès n’a pas eu d’imitateur. C’est sans doute qu’elle était inimitable. (Par charité pour les acteurs qui y participent et que j’aime bien, je ne citerai pas les plates imitations créées pour la MAAF, sketches auxquels on ne sourit que par nostalgie en mémoire de Philippe Khorsand). Oui, ça c’était Palace: les premières brèves de comptoir de Jean Carmet, les évidences pompeuses et vacuités trompeuses du professeur Rollin, les confidences de Claude Piéplu aux clés d’or, les conseils de la comtesse Renée Saint-Cyr pour péter élégamment en public, les raisonnements de l’impossible du directeur Khorsand pour désarçonner l’éternel client soupe au lait et crédule, etc…,etc…
Je me souviendrai longtemps (par superstition, aujourd’hui, on ne dit plus « je me souviendrai toujours… ») je me souviendrai longtemps de cet extraordinaire petit-déjeuner dans la salle de restaurant du Palace où le bacon vint à manquer. L’épisode était traité selon un mélange de deux genres, le film catastrophe où le Boeing 747 vient à manquer de carburant, et le film de guerre où un petit commando d’hommes décidés va tout faire pour apporter à la forteresse assiégée les munitions qui lui manquent pour résister à l’ennemi et finalement le vaincre.
La perfection, vous dis-je. Pour ça, merci Bernard. Pardon, merci, Jean-Michel.
Et puis je viens de voir « Théâtre sans animaux » de J.M.R., mis en scène par J.M.R., joué par la troupe de J.M.R. dans le théâtre de J.M.R. Et pour ça, encore merci , J.M.R.
Après ces avalanches de théâtre de boulevard si prévisible et convenu, ces cascades de petites pièces trouées qui relèvent plus du patronage que du café-théâtre, ces coulées d’ironie et de dérision péniblement transposées des plateaux de télévision jusqu’au théâtre par des animateurs pouvant se payer sans risque le frisson de la scène, après ces déferlements de facilité et ces inondations de bêtise, qu’il est bon d’entendre du texte, absurde certes, mais du texte. On pense à Obaldia et aux Brèves de Comptoir. On pense à Dubillard et finalement à Ribes. Je ne connaissais aucun des cinq acteurs par leur nom, mais je les connaissais tous de vue. Ils sont excellents, surtout trois d’entre eux. Vous verrez bien lesquels. Dans ce spectacle réjouissant, composé de six ou sept petits actes indépendants, j’ai cependant noté une faiblesse : les chutes. Les chutes ne m’ont pas paru, dans l’échelle de l’absurdité, au niveau de qualité des actes qui les précèdent. Bon, il fallait bien que je trouve une critique.
De toute façon, la pièce ne se joue plus. Alors….

L’attente la nuit

Le jour va s’achever, j’allume les lampes un peu partout dans chaque pièce. C’est mon refus de la nuit qui pointe, toujours la même comédie, la hantise de ne pas trouver le sommeil quand le moment viendra. Là, il reste encore un peu de temps avant que je ne parte à sa recherche. J’ai consacré une bonne heure au dîner pour deux, souvent plus. La maison rangée, j’ai à effectuer les rites de chaque soir, des rites qui sont censés m’aider : volets fermés, fenêtre entr’ouverte, bouteille d’eau, journaux, au moins un livre. Après ça, la fête peut commencer !
J’ai posé un comprimé de somnifère coupé en deux sur la table de chevet : d’abord la moitié puis le reste pour plus tard… Je m’allonge, ma nuit d’attente est installée.
Les premiers moments ne sont pas inutiles, je pense à la journée écoulée, à ce qui se prépare pour le lendemain. A ce stade, je peux encore chasser les pensées négatives, c’est un sport auquel je suis devenue très adroite avec le temps. Mais au bout d’un moment, je flanche, il me faut d’autres armes.
Il est temps de me lever puisque le sommeil ne vient pas. Je saisis un livre au passage et me dirige silencieusement dans le noir jusqu’au salon. Pas question de réveiller quelqu’un.
Maintenant, le monde est à moi. Pas le monde de la journée qui va m’attendre, le temps qu’il faudra, embusqué quelque part. Le monde de la nuit est différent, plus libre, plus imaginatif. L’esprit s’y envole jusqu’à des coins secrets que l’on ne croyait pas pouvoir atteindre. Tout est facile, réalisable. Je tords le cou à mes angoisses et m’invente des destinées qui comblent mes ambitions, flattent mon ego, bercent mon cœur. La seule façon de m’échapper est là, puisque je ne vais pas le faire ailleurs…
Lorsque je n’y arrive plus, quand je ne peux plus décoller du réel, j’ai recours aux récits des autres : je prends un livre. Je lis un bon moment mais la fatigue arrive. Peut-être alors devrais-je retourner me coucher. Je ne peux pas, j’ai des mots plein la tête, ils tournent et s’agencent si bien… Mais le temps que je trouve de quoi écrire, ils s’effaceront comme les dessins tracés sur le sable lorsque la marée arrive. Ma tête fatiguée n’imprime plus rien, elle somnole mais ne cède pas. Alors, à quoi bon essayer de dormir.
Les soucis sont revenus, en rangs serrés, un véritable bataillon ! Mais j’ai encore une arme : tout doucement pour ne pas crever la bulle où je flotte, je mets un disque. Une voix féminine m’enveloppe. S’il y a encore quelque chose qui émeuve mon cœur, qui le blesse délicieusement, c’est la voix de cette femme. Je ne sais pas pourquoi particulièrement elle, alors que des chanteuses de blues, il y en a tant. Je ferme la partie de mon cerveau qui pourrait comprendre les paroles, seule l’envoûtante mélodie compte. Je me laisse aller…
Il est maintenant aux environs de quatre heures le moment où la nuit bascule. Le ciel est moins foncé, les bruits de la ville changent, bientôt la vie va recommencer. Il faut que j’arrête le processus. C’est bien joli de se créer un monde à soi, au milieu de la nuit, au milieu de nulle part, mais demain ? En fait demain est déjà là, qui réclamera un minimum d’efficacité !
Et puis, j’ai froid, la douceur du lit me tente, le combat est terminé. Arrivée à ce stade, je ne sais plus si j’ai lutté pour dormir ou pour rester éveillée ! Le dormeur près de moi se retourne. Je m’immobilise mais non, tout est calme. Dans le noir, j’arrange mes deux oreillers, je passe la main sur la table de chevet et y trouve les morceaux de somnifère que j’avale. Enfin, je m’installe confortablement et dans mon lit, j’attends…

Suite africaine n°2 – Les enfants de Sabou

A dix kilomètres de Ouagadougou, le bitume de la route laisse la place à la latérite. Le pick-up Peugeot 404 devient bruyant en bondissant sur la tôle ondulée de la piste. Il est encore tôt et la température est presque fraîche. J’ai quitté l’hôtel RAN de bonne heure car je veux m’arrêter à Sabou avant de poursuivre vers Bobo Dioulasso, à près de quatre cents kilomètres d’ici.
Quand apparaissent les premières cases du village, je tourne à droite et déjà des enfants se mettent à suivre la voiture en courant. Arrivés à ce que tout le monde ici appelle une mare, mais qui pour moi ressemble davantage à un petit lac, ils sont cinq ou six à brandir de chétifs petits poulets attachés par les pattes à de longues ficelles :  » Patron, tu veux voir les crocodiles, moi, moi, c’est cent francs ! « 

Oui, je veux voir les crocodiles parce que nous sommes à la mare aux crocodiles sacrés et que je suis venu pour ça.
Les crocodiles de la mare de Sabou sont sacrés, et donc interdits de chasse, car on dit dans la région que, lorsque l’un de ses crocodiles meurt, un enfant de Sabou meurt aussi.
Je choisis l’un des gamins et le paie après avoir fait semblant de marchander, juste pour le plaisir, le sien. Nous nous approchons de la mare, déserte. A une centaine de mètres au large, ce qui peut être une branche ou un rocher dépasse de la surface de l’eau brune et lisse comme de l’huile. L’enfant fait tourner le poulet au-dessus de sa tête au bout de la ficelle et le lance vers le milieu du lac aussi loin qu’il le peut. Tout le monde se met à crier pour se moquer du faible lancer, pour encourager le poulet qui se débat dans l’eau, pour appeler le crocodile. Cela semble marcher, car on voit tout d’un coup la branche disparaître. Le silence se fait, sans doute par respect pour ce qui approche. L’enfant a ramené lentement le poulet sur la terre ferme. Il le relance, moins loin, à quelques mètres du bord et la bête apparait, tout près du poulet qui continue à se débattre.

L’enfant tire doucement sur la ficelle. Le poulet avance, le crocodile suit. D’une brusque détente, le crocodile tente d’attraper le poulet. Mais l’enfant avait prévu le bond et tire brutalement l’appât vers la berge pour faire durer le spectacle. Il est maintenant temps d’en récompenser la vedette : l’enfant ne bouge plus, le poulet est condamné. Il disparait dans la gueule pleine de dents. Le crocodile envoie le poulet en l’air et le rattrape pour profiter d’une meilleure prise. C’est fini, on ne verra plus le poulet.
Le crocodile monte maintenant sur la berge en se dandinant, tout doucement, et les enfants reculent, tout doucement, moi aussi, tout doucement. La bête me parait énorme, peut-être quatre mètres. Mais l’un des gamins ne bouge pas. Chose incroyable, il s’approche du crocodile, il monte sur son dos, il prend la pose, confiant. A la fois excité et terrifié, je prends la photo tandis que je lui crie de  » descendre tout de suite ! « . Le billet que je lui tends le décide et il vient vers moi sans se retourner, méprisant l’animal comme on voit faire avec ses lions le dompteur du cirque Bouglione.
J’ai perdu cette belle photo, dont je me souviens qu’elle était en noir et blanc et qu’elle montrait le crocodile de profil, dans une pose presque parfaite, la queue recourbée vers l’avant touchant presque la tête du petit noir de Sabou debout sur son dos. J’espère, non, je suis persuadé que, tous les deux, ils ont fait une longue carrière de modèles.