Archives mensuelles : mars 2014

J’aime la chasse

J’ai toujours aimé la chasse. Je ne la pratique plus depuis une vingtaine d’années, mais je continue à l’aimer.
J’aime la chasse.
Ce n’est plus très bien porté, mais je l’affirme quand j’en ai l’occasion. Je ne me sens pas obligé de la défendre. Je l’affirme, c’est tout.
J’aime la chasse.
J’ai commencé très jeune, avec mon père, en Sologne. Il chassait alors à Viglain, près de Sully sur Loire. De Viglain, je n’ai pas beaucoup de souvenirs, si ce n’est celui de mon premier coup de fusil sur une plaque de glace appuyée contre un arbre. C’était un fusil à chiens que mon père m’avait fait épauler et m’aidait à tenir en joue (est-il nécessaire de préciser qu’un fusil à chiens n’est pas une arme faite pour tirer sur les chiens, mais un fusil dont les percuteurs sont extérieurs et se situent au-dessus de chaque canon juxtaposé?). Sous l’effet du recul, ces deux méchants crochets métalliques étaient venus heurter mon nez avec une grande vigueur. Bien entendu, je m’étais mis aussitôt à pleurer et à saigner du nez.

Je me souviens mieux de Coullons, au Sud-Ouest de Gien. Nous avons chassé là des années durant. Jusqu’à 16 ans, je n’étais armé que d’un bâton.
Les dimanches de chasse étaient remplis d’une suite de plaisantes étapes, dont la série commençait en fait le samedi.
La préparation de la voiture formait la première d’entre elles. Elle était d’une lenteur voulue, qui exaspérait mon impatience. Mon père, probablement tout aussi excité que moi mais ne voulant pas me le montrer, souhaitait, pour s’occuper, commencer les préparatifs le plus tôt possible, mais ne pas les terminer avant l’heure raisonnable du départ qui lui permettrait d’arriver à l’Hôtel du Cheval Blanc un peu avant l’heure du diner.
Cette étape se déroulait donc le Samedi à partir de deux heures de l’après-midi dans la cour du bureau, sous la surveillance constante de Vercors, notre bâtard à tendance épagneule.
La malle arrière (on ne disait pas encore coffre) de la Peugeot, successivement 203, 403 puis 404, (série de numéros entrecoupée de Vendôme et de FIAT), restait béante tout le temps de la préparation pour recevoir au cours de l’après-midi un ou deux étuis à fusils, une boîte à cartouche, des bottes, un tabouret de battue, une couverture pour le chien. Dans le même temps, une portière arrière restait également ouverte pour permettre à la banquette de recevoir un carnier, une petite valise, un chapeau, une bouteille de Calvados ou un carton de vin.
Quelquefois, au milieu de l’après-midi, un ami ou un invité chasseur venait nous rejoindre, en avance sur l’horaire lui aussi, tout aussi impatient que nous de partir. Il garait sa voiture dans la cour du bureau et on ménageait de la place pour ses bagages sur la banquette arrière de la Peugeot.
Finalement, nous partions vers cinq heures.

Porte d’Orléans, Fontainebleau, Montargis, Gien…Dans la voiture, mon père fume sans arrêt. Une alternance de Favorites et de Mecarillos. Il conduit vite, avec assurance et agressivité. S’il est seul avec moi, il entrecoupe notre conversation de « mais qu’est-ce qu’il fout, celui-là? » et de « mais il va doubler, oui ou non? ». S’il y a un autre passager, un ami ou client, il ne dit rien mais n’en pense pas moins. Quand je suis seul sur la banquette, j’aime me mettre à genoux et regarder par la vitre arrière les feuilles mortes qui poursuivent quelques instants notre course et finissent par abandonner pour  se reposer sur le sol et attendre la prochaine voiture.
Nous arrivons à Coullons vers sept heures et demie.

L’Hôtel du Cheval Blanc est une construction typique solognote, sans charme. Briques rouges et crépi crème. Le bâtiment fait face à l’église. La voiture passe sous le porche et se gare dans la cour. C’est la fin de la première étape.
En tant qu’habitués de l’établissement, nous passons par l’arrière, à côté de la cuisine, pour accéder directement à la salle de café. Les trois ou quatre agriculteurs à casquette et bleu de travail qui sont attablés nous reconnaissent et nous saluent d’un petit mouvement de la tête. « Bonsoir, Messieurs » dit mon père d’une voix mâle et enjouée, tel le comte de Sully entrant dans l’auberge du village dépendant de son château.
Du groupe de parisiens qui chassera demain, nous sommes les premiers arrivés, mais les autres nous suivront de peu. C’est maintenant l’heure du pastis et, pour moi, du jus d’ananas, puis celle de passer à table. « Ce soir, c’est chou farci! » dit la patronne. Notre table s’exclame et la félicite pour ce choix judicieux. A cet âge, je détestais le chou farci, mais je ne l’aurais avoué pour rien au monde. Les hommes rient et boivent, le repas traîne et je suis fatigué. Mais j’écoute ces conversations d’adultes, fier d’y être admis. Par prudence et timidité, je n’interviens presque jamais.
Vers dix heures du soir, notre chambre se libère. Car  nous devons occuper la chambre du boulanger, qui dort la journée et travaille la nuit. Il faut donc attendre qu’il se lève et que la chambre soit faite. Nous sortons les bagages et le chien de la voiture et nous nous installons dans la chambre. Je me couche et m’endors tandis que mon père redescend boire un dernier verre avec ses amis.

Le lendemain matin, le réveil est à sept heures car nous commencerons à chasser à neuf heures précises. Petit déjeuner à sept heures trente. A huit heures, les voitures quittent la place de l’église. Nous n’avons que huit kilomètres à parcourir, mais, avant neuf heures, il faudra avoir  salué tout le monde, fait des commentaires sur l’état de la route depuis Paris, fini de s’équiper, monté les fusils, choisi les cartouches, caressé les chiens, interrogé la cuisinière sur ses intentions pour le déjeuner (du chou farci), flatté le Président, honoré le respectueux garde-chasse d’une parole amicale, …
A neuf heures moins dix, le Président, Monsieur Armengeat, immense septuagénaire empreint d’ironie et de dignité, dresse le programme de la journée et la liste des gibiers interdits. Il rappelle aussi quelques consignes de sécurité et la signification des différentes sonneries de trompe. Enfin, il demande à un invité de bien vouloir ranger son fusil à répétition pour se faire prêter une arme décente, c’est a dire un fusil à deux coups.
Nous partons enfin dans le soleil, sur le chemin en pente douce bordé de genets qui nous mène à l’endroit où « postés » et « marchants » vont se séparer. A partir de là, le silence devra régner dans les rangs.

Pour cette première battue, je marche. On m’a placé entre le garde-chasse et le plus âgé des rabatteurs. Nous sommes disposés en ligne à la lisière d’un bois. Attente, puis long coup de trompe. « En avant ! » crie le garde. Pour moi, c’est l’aventure, presque la charge qui commence. Je suis poussé vers l’avant par l’enthousiasme. J’ai l’impression de sortir d’une tranchée. Je franchis le petit fossé et je commence à taper sur les buissons et les baliveaux sonores en faisant « Brou, brou, allez, allez » comme j’ai vu faire les autres. Le garde maintien la tension en criant: « En ligne, en ligne! »
Le premier bruit froufroutant devant moi signifie l’envol d’un gros oiseau. Le garde donne deux petits coups de trompette et crie : « Faisan à la ligne! ». La marche en avant continue et devient encore plus excitante. Deux coups de feu saluent le passage du faisan annoncé au-dessus de la ligne. Impossible d’ici de savoir si le chasseur a été adroit. Encore quelques dizaines de mètres et les choses s’accélèrent. Les froufrous se multiplient, accompagnés des gloussements de terreur des oiseaux qui s’envolent maintenant vers toutes les directions. Coups de trompettes rapides : « Tututututututut », « Faisan à droite! Poule à la ligne! Perdreau, perdreau! Coq en retour!  » Les coups de fusils se succèdent. On entend des « A vous, à vous! » et des « Apporte, apporte! ». Les marcheurs avancent toujours en se rapprochant de la ligne des fusils postés. Nouveau coup de trompette prolongé: « En l’air et en arrière! Tirez en l’air et en arrière! » Quelques coups de feu plus tard, j’aperçois devant moi à  travers les feuilles une silhouette sombre qui me fait face, fusil au creux du bras, canons vers le sol: j’ai atteint la limite du bois et la ligne des chasseurs qui nous attendent. Derniers coups de trompettes répétés: c’est la fin de la première battue. La tension retombe, le calme revient, la guerre est finie.

Les chasseurs allument des cigarettes et se rapprochent pour discuter et se complimenter. Quelques-uns d’entre eux cherchent au sol leur gibier tombé avec l’aide des chiens et des rabatteurs. Je rejoins mon père, qui faisait partie des postés. Il fume la pipe et tousse en riant avec son ami Eugène. Il a tué un perdreau et une poule faisane. Ça va.
On se rassemble sur le chemin pour faire le tableau: le garde aligne sur le sol les animaux tués par espèce et par genre. Cinq coqs, six poules, un perdreau rouge, huit lapins.
Le tableau est déclaré satisfaisant pour une première battue, pour la saison et compte tenu du temps qu’il fait.

Cette journée de septembre passera comme ça, avec d’autres battues, sous un soleil encore tiède, annonçant pour les années à venir des dizaines d’autres journées semblables, dans la chaleur, dans le brouillard, dans le froid ou sous la pluie.
Une autre fois, je raconterai la suite de ces journées, le casse-croûte de onze heures qui nous arrivait dans une brouette, les épuisantes battues de plaine, le retour vers le « pavillon » en milieu d’après-midi, l’énorme déjeuner dans la salle sombre, pleine de plaisanteries et de fumée, le partage du gibier, les adieux et enfin le retour dans la nuit, la porte de Châtillon derrière laquelle surgissait la perspective de la rentrée du lundi matin et l’angoisse des devoirs non terminés.
De ces journées, je garderai un souvenir de plénitude, de confiance et de reconnaissance envers  ces hommes mûrs  qui me laissaient faire partie de leur groupe et partager, pour la plupart avec une grande bienveillance, leur plaisir du dimanche.
Elles me laisseront aussi pour toujours le tendre souvenir d’un père aimant, joyeux et entouré d’amis.

le piat

 

Soyez Schnock !…….. Critique aisée 14

Soyez Schnock
Ça coûte cher, quatorze euros et cinquante cents. C’est fait sur du beau papier. C’est plein de textes et de photos rigolotes ou émouvantes.  C’est sans aucune publicité. C’est trimestriel. C’est une sorte de magazine. C’est, selon le bandeau de titre, « la revue des vieux de 27 à 87 ans« . C’est, d’après la quatrième de couverture, celle qu’il vous faut si, vous aussi, « vous ressentez l’envie d’échapper à l’hystérie de l’époque en faisant un pas de côté et en tournant poliment le dos au jeunisme ambiant« . C’est Schnock.
Le numéro de Printemps porte le numéro 10. J’en déduis que ça fait plus de deux ans que Schnock existe et qu’il m’a fallu attendre une recommandation de dernière minute du Masque et de la Plume pour le découvrir lundi dernier.
Le sujet principal du numéro de Printemps de Schnock est Guy Bedos. Non, ne  raccrochez pas tout de suite! Je suis d’accord avec vous: même s’il m’a fait bien rire dans les années soixante-dix, je n’aime pas beaucoup ce rentier de la méchanceté qu’il est devenu avec les années quatre-vingt. ( A noter qu’ on a fait depuis bien pire en matière de méchanceté, avec le fils de Guy, Nicolas, deux fois plus méchant et dix fois plus con). Ne raccrochez pas tout de suite et laissez moi le temps de dire que le vrai sujet de ce numéro est la dilogie (mon correcteur d’orthographe me refuse obstinément ce mot, mais vraiment, diptyque, ça fait trop pédant) d’Yves Robert: « Un éléphant, ça trompe » et « Nous irons tous au paradis ». Le sujet est traité par cinq interviews: Guy Bedos, Claude Brasseur, Anny Duperey, Marthe Villalonga et Victor Lanoux. (Jean Rochefort absent, pourquoi, ce n’est pas dit) Je suis certain qu’au seul énoncé de ces noms, vous êtes déjà en train de revoir les films, les parties de tennis, les rigolades, les engueulades, les farces de ces quatre copains dont on aurait aimé être le cinquième. Je suis sûr que vous êtes en train de tenter de vous rappeler certaines répliques:

« J’aime beaucoup vos seins, surtout le gauche »,

« Tu me sommes à moi! Tu me sommes à ta mère! »,

« Je t’ai demandé personnellement de ne pas lober cette semaine! »….

La première interview, et la plus longue, est celle de Bedos. Non, non! Ne raccrochez pas encore. Malgré une absence totale de modestie, qui serait pourtant parfois bienvenue, l’interview est intéressante et nous en apprend sur la carrière de Bedos, enfin, celle d’avant, sur ses amitiés, sur le tournage des deux films. Une obsession cependant est omniprésente (puisque c’est une obsession), c’est celle que Bedos a de tout classer, absolument tout, entre droite et gauche, y compris ses amis, qu’ils soient de droite ou de gauche. Je n’aime pas, je n’aime plus Bedos. Mais quelqu’un qui a pour ami Jean Loup Dabadie, qui a de l’admiration pour Jean Yanne, et qui a mis le pied de Pierre Desproges à l’étrier ne peut pas être totalement mauvais. Si?
Claude Brasseur est plus modeste et plus subtil quand il dit comment il a été choisi pour jouer et comment il a joué un homosexuel caché.
Anny Duperey dit très brièvement que deux des grands regrets de sa carrière ont été que son rôle dans le premier film soit si court et qu’elle n’en ait pas eu dans le second.
Dans son interview, Marthe Villalonga se ressemble, en plus calme. Elle n’avait, et n’a toujours, que deux ans de plus que Bedos quand elle jouait sa mère omniprésente.
L’interview la plus brève est celle de Victor Lanoux, qui fait un sympathique éloge de Dabadie et d’Yves Robert.

Le reste du magazine comprend:
-une analyse intéressante de Droit de Réponse. Mais si, rappelez-vous, cette émission où seuls Michel Polac et ses amis avaient le droit de répondre.
-un bel et long  article sur le rêve et l’échec français de Facel-Véga
-une suite d’anecdotes sur Léo Ferré
-la vie et la mort de Tintinville
-un portrait de Jean Pierre Melville
-etc, etc, etc…

Si vous n’êtes pas tendance, si vous avez aimé les années soixante et soixante-dix, alors, avant d’être vieux, soyez Schnock!

La Princesse, l’Ours et le Chasseur – Critique aisée 13

Fenêtre sur Cour. Alfred Hitchcock

Tout le monde, du moins je l’espère, tout le monde a déjà vu « Fenêtre sur cour ».
Ces derniers temps, la télévision spécialisée l’a repassé régulièrement en version « longue ». (Cette appellation est ridicule car il ne peut pas y avoir de version « longue » de ce film, il ne peut y avoir que des versions trop courtes.)
Bien que ce film soit, avec La Prisonnière du Désert et La Règle du Jeu, celui que j’ai vu le plus grand nombre de fois, je l’ai regardé à nouveau, deux fois. J’ai beau connaître chaque plan, chaque réplique, chaque ensemble porté par Lisa Carol Fremont, j’ai beau connaître la vie de chaque personnage de cette cour miraculeuse, le pianiste, la danseuse, les jeunes mariés, la femme esseulée, le couple au chien, je suis pris à chaque fois. Avec L.B. Jefferies, j’attends, je suis Jeff. Dans mon demi-sommeil de convalescent, dans la chaleur de l’été new yorkais, j’attends la visite de Lisa. Et quand elle apparait, quand elle sort de l’ombre et du flou de mon demi-rêve, quand son visage se précise en se rapprochant du mien, alors elle est si belle, si douce et si aimante que j’en ai presque les larmes aux yeux.
Et puis, le cinéma reprend ses droits, la caméra devient objective, le gros plan change et on voit de profil les visages de Grace Kelly et de James Stewart se rapprocher pour un tendre baiser. À ce moment, les cinéphiles ne pourront pas ne pas remarquer le très léger ralenti, le très léger saccadé du mouvement qui les rapproche. Je n’ai jamais pu analyser ni vraiment comprendre les raisons de ce choix de réalisateur, ni lire quoi que ce soit qui puisse me l’expliquer, mais cet effet si spécial et si discret, presque subliminal, donne à cette scène de baiser, en principe ultra-classique, une très grande originalité et un aspect féérique. Le beau chevalier endormi est réveillé de son sommeil de cent ans par le baiser de la princesse charmante.
Il n’est vraiment pas souhaitable que je raconte la suite du film. Je ne ferais que l’abimer.
Voyez le, regardez-le, décortiquez le. Appréciez les aphorismes gouailleurs de l’infirmière, les toilettes et les accessoires du top model, les fétiches du grand-reporter, les humeurs du pianiste, celles de la danseuse et tous les détails minuscules qui font vivre les micro-personnages dans le petit tableau de leurs fenêtres accrochées au mur de la cour.
Fenêtre sur Cour est une pièce de théâtre, une comédie de mœurs, une présentation de mode, un film à suspense, un film parfait, qui se boucle sur lui-même avec sa dernière image qui vous invite à reprendre l’histoire à son début.

Marchais est un village de l’Aisne, à quelques kilomètres à l’Est de Laon. En 1975, une aile du château de Marchais a brûlé, laissant cependant la vie sauve à sa propriétaire, Charlotte Grimaldi de Monaco, mère du Prince Rainier III.
Un an plus tard, les assureurs, courtiers et experts qui avaient participé au règlement du dossier d’indemnisation furent invités par le Prince pour une chasse sur le domaine de Marchais. Je fis partie de la bande.
Le grand jour approchait. Nous avions fourbi nos armes, nos voitures et nos habits de chasse. On nous avait instruits de la façon de s’adresser au Prince : Monseigneur, etc…Nous étions une dizaine. Lorsque nous nous retrouvâmes le fameux matin dans la cour du château pour un dernier briefing, le chef du protocole nous apprit que la Princesse Grace avait tenu à participer à cette journée de chasse, accompagnée de sa fille Stéphanie. Elle nous retrouverait à la dernière battue du matin pour déjeuner avec nous. Il nous fut précisé que la formule d’appel pour lui adresser la parole était simplement « Madame ».
Je n’osais pas croire à cette chance extraordinaire qui allait m’être donnée de rencontrer non pas une princesse régnante, mais la jeune mariée du Train Sifflera Trois Fois, la riche héritière de High Society et l’amoureuse de Fenêtre sur Cour, lui parler cinéma, la faire rire peut-être…
Le Prince arriva enfin, accompagné d’une petite fille brune et vive et d’un grand bonhomme. C’était Stéphanie et son garde du corps. Il était dix heures du matin. Les présentations furent faites rapidement et la chasse pût commencer.
Rainier me faisait penser à un gros ours, doux et taciturne. Plusieurs fois au cours de la chasse, je me trouvais placé à côté de lui, et je pu constater que c’était un excellent tireur. Ayant réussi en sa présence un magnifique « coup du roi », j’eu même droit à ses félicitations. Poursuivant la conversation qu’il avait lui-même engagée, banalement je lui demandai :
-« Monseigneur, est-ce que vous venez souvent chasser ici?
-Non, deux ou trois fois seulement dans l’année. »
Après un petit temps de silence il poursuivit:
-« Ici, c’est chez ma mère, vous savez, alors on ne peut pas faire ce qu’on veut…  »
Nouveau silence:
-« J’ai une autre chasse en Sologne, avec un ami. Là, on peut s’amuser… »
Je n’étais pas certain de comprendre ce qu’il entendait vraiment par « s’amuser », et ne le sus jamais, car la battue reprit.
Vers midi et demi, Grace Kelly (je n’arrive pas à penser à elle comme Madame Grimaldi) nous rejoint à la fin de la quatrième battue dans une Range Rover aux armes de la principauté. Les présentations sont faites dans une allée en sous-bois devant les faisans alignés sur le sol.
Elle a quarante-six ans. Dans sa très simple tenue de chasse, elle est simplement magnifique. Elle dit quelques mots, je ne sais plus lesquels. Nous rentrons, ébahis, à pied vers le château qu’elle rejoint en voiture. De là, nous repartons en caravane derrière la Range-Rover. Nous traversons le village de Marchais dont les habitants se découvrent et saluent au passage du convoi. Nous arrivons bientôt dans une auberge de campagne réservée pour cette occasion. Le chef du protocole prend discrètement les choses en main et nous assigne nos places à table. En tant que plus jeune et moins important des invités, je suis placé loin de la Princesse, et, de surcroît, du même côté de la table qu’elle, ce qui fait que, pour la voir, je devrai me pencher impoliment devant mon voisin de gauche. Par contre, j’ai une un très bonne vue sur Rainier, qui ne dira pas grand-chose de tout le déjeuner, et sur Stéphanie, qui ne cessera de discuter à mi-voix et de rire avec son garde du corps.
La préséance a placé de part et d’autre de la princesse l’assureur, l’homme le plus timide de notre groupe, et le courtier, que je connais pour avoir chassé plusieurs fois avec lui. Depuis longtemps, je l’ai surnommé Tartarin de Tarascon, car il ne parle que de chasse et de pêche, avec une forte tendance à insister sur la taille de ses prises et la férocité de ses gibiers. J’imagine les murs de son salon couverts de massacres, de photographies d’Afrique et de râteliers à fusils, et son parquet garni de peaux de bêtes à gueules ouvertes. Il fait partie de ces gens qui sont persuadés que leur secrétaire, leur chauffeur, leur moniteur de ski, leur guide de chasse, le barman du Ritz, et même leur chien, les aiment, et vont le répétant à toute occasion. D’où je suis, en me penchant de temps en temps, j’arrive à voir que Tartarin a entrepris Grace. Il parle, il parle, cet abruti, peut-être de ses exploits et la princesse acquiesce en souriant doucement. Je suis furieux et mortifié. Je hais Tartarin qui, tout en frétillant de la moustache, se rend ridicule et nous rend ridicules aux yeux de cette femme sublime qui ne peut que s’ennuyer auprès de ce goujat.
Le repas se termine, la princesse se lève avant qu’on ne serve le café. Nous nous levons aussi. Elle se déclare désolée de devoir nous quitter déjà. Elle est heureuse d’avoir passé ce déjeuner si agréable en notre compagnie. Sans doute pour couper à de fastidieux au-revoir individuels, elle quitte la salle immédiatement, suivie par sa fille, le garde du corps et le prince Rainier qui la raccompagne à sa voiture.
Le silence règne maintenant dans la salle à manger de l’auberge, puis, les conversations reprennent petit à petit, et j’entends Tartarin qui s’adresse à l’assureur timide :
– » Elle m’adore !  »
A la prochaine battue, je le tuerai.

871-CINEMATOQUIZ 2