Archives mensuelles : décembre 2014

La force de l’habitude

LA FORCE DE L’HABITUDE

Jérôme Garrouste est un homme fort. Quand il était plus jeune, on disait de lui : « c’est un grand gaillard, il est costaud ». Maintenant, on dit plutôt qu’il est fort. Pensez donc, il était troisième ligne dans l’équipe de Castres ; alors, depuis qu’il a arrêté le sport, il a tendance à prendre du poids. On dira bientôt qu’il est gros.

Jérôme Garrouste est un homme important. Il est important pour la société dans laquelle il est Directeur des Ressources Humaines. Il a sous sa responsabilité la gestion de 485 personnes, réparties aux quatre coins de la France sur une demi-douzaine d’implantations, sans compter le bureau d’Ashford en Angleterre et celui de Bochum en Allemagne.

Jérôme Garrouste est un homme fort important. Depuis quatre ans, il doit procéder à des restructurations et des fermetures de site qui entraînent pas mal de licenciements. Dans l’exercice de cette partie pénible de ses attributions, il a fait preuve d’un tel talent que toutes les autorisations de licenciements lui ont été accordées et qu’aucun des procès engagés devant les prud’hommes n’a été perdu. Vis-à-vis des contestataires de tous acabits, des révolutionnaires de machine à café et des récalcitrants à la logique économique, il a su imposer une volonté de fer, un langage de fermeté sans faille et une habileté diabolique.

Occuper ce poste essentiel ne va pas sans l’accomplissement d’une grande quantité de travail qui s’étend bien au-delà des heures normales et, depuis plusieurs années, Jérôme Garrouste n’est jamais rentré chez lui avant 21h30. Il trouve alors son repas froid prêt sur un plateau dans la cuisine, ses trois enfants sinon couchés, du moins enfermés chacun dans sa chambre devant un écran quelconque, et sa femme, au lit, en train d’achever la lecture de Télérama.

Pourtant, depuis six mois, les choses ont changé pour la société dont il dirige le personnel : à la suite d’une dénonciation, l’URSSAF a effectué une descente de nuit dans les bureaux de leur principal concurrent pour constater la présence de nombreux cadres au-delà des heures normales de travail.  Une très forte amende lui a alors été infligée pour heures supplémentaires non déclarées. Quelques jours plus tard, un Comité de Direction, dont Jérôme est bien entendu l’un des membres permanents, a décidé la mise en application immédiate de la fermeture effective de tous les bureaux de toutes les agences de la société à 18h45. À 19 heures au plus tard, les vigiles ont dorénavant pour consigne de faire le tour des bureaux, d’accompagner jusqu’à l’extérieur les retardataires et de s’assurer que seuls les éclairages de sécurité restent allumés.

Le premier soir de cette nouvelle mesure, lorsqu’André, le gardien, est venu frapper à sa porte, Jérôme a bien tenté de résister, de lui dire que cette mesure ne s’appliquait pas aux membres de la direction, qu’il devait achever avant le lendemain matin un important dossier à remettre sans faute à l’avocat de la société, de se fâcher, de téléphoner à Pierre, le D.G., mais rien n’y a fait. Il a dû évacuer l’immeuble comme le dernier des stagiaires informaticiens. A 19h10, heure totalement incongrue, il s’est retrouvé sur le trottoir devant la porte vitrée des bureaux qui venait de se refermer sur un André goguenard et plutôt satisfait d’avoir fait plier un des patrons de la boîte. Après un instant d’hésitation, au milieu d’une foule pour lui inhabituelle, il s’est dirigé vers le bas de l’avenue de Wagram. Une fois devant  l’entrée piétons du parking où sa grosse voiture de fonction dort toute la journée,  il a réfléchi et,  brusquement, il a eu peur ; peur de se retrouver devant ses enfants, peur d’avoir à leur parler, peur de ne pas savoir quoi leur dire ; peur d’avoir à entendre sa femme lui raconter les courses qu’elle avait faites aujourd’hui avec son amie Martine rue de Passy ou, pire, les problèmes qu’elle avaient eu à régler avec les enfants ou avec la bonne ; peur de devoir prendre des décisions domestiques, d’avoir à choisir l’endroit où ils passeraient leurs prochaines vacances, ou le pays dans lequel l’ainé irait améliorer son anglais. Peur, il avait peur.

Alors, presque comme un somnambule, il a poursuivi son chemin. Il a dépassé l’entrée du parking, il a traversé la grande place des Ternes, et, sans intention précise, peut-être juste pour boire un verre, il est entré dans la Brasserie Lorraine, salué par le chasseur et le maitre d’hôtel.

          — C’est pour diner, Monsieur ? Un seul couvert ?

« Pourquoi pas ? » s’est dit Jérôme, en acquiesçant d’un léger mouvement de la tête. Dans une sorte d’état second, pris en main par l’efficace et virevoltant maitre d’hôtel, il s’est laissé guider à travers la grande salle brillamment éclairée, encore presque vide à cette heure. On l’a installé côté banquette à une large table pour deux sur laquelle étaient disposés de lourds couverts en argent sur une épaisse nappe blanche raide d’amidon. Aussitôt, un garçon est venu enlever le couvert qui faisait face à la chaise demeurée vide. Un autre est venu lui déposer entre les mains un grand menu à couverture blanche et rouge et à cordon marron. Jérôme, comme extérieur à lui-même, se laissait faire. Il se sentait impuissant, pris en charge, bercé, heureux comme dans un rêve.

Lorsqu’il est sorti du restaurant, il était 9 heures moins cinq. A 9 heures vingt, il était chez lui. La tranche de jambon, la salade verte, la pomme du Canada et le quart San Pellegrino l’attendaient sur la table de la cuisine. Ses enfants étaient cloitrés dans leurs chambres, et sa femme parcourait Connaissance des Arts. Tout était parfaitement comme d’habitude. Il est revenu dans la cuisine, il a pris un sac en plastique pour y jeter le jambon et la salade, il a mangé la pomme, bu l’eau minérale, puis il s’est couché. Il se sentait rempli de béatitude.  Ce sentiment si doux, inconnu jusqu’alors, venait bien sûr de l’excellence du repas solitaire qu’il venait de prendre. Mais il venait surtout du petit secret qu’il venait de cacher à sa femme : il avait diné seul, au restaurant, à dix minutes de chez lui ; et il avait adoré ça. C’était presque comme s’il avait pris une maîtresse.

Il n’a jamais dit à sa femme que les horaires du bureau avaient changé et, depuis ce jour, la Brasserie Lorraine l’accueille chaque soir de la semaine.

Sa table, toujours la même, est située près d’une large fenêtre. De là, dans le confort chaleureux et ouaté de la salle, il peut contempler à sa guise la place des Ternes luisante de pluie et l’agitation des voitures hésitantes derrière leurs essuie-glaces et des piétons engoncés dans leurs manteaux.

Lorsqu’il s’assied, il n’a plus à commander le vin. Jean, le serveur, lui apporte immédiatement un seau à glace et une demi-bouteille de Pouilly-Fuissé. Pendant que le serveur débouche le flacon, Jérôme et lui échangent quelques mots sur le temps qu’il fait.

Un peu plus tard, le maitre d’hôtel, toujours le même — Monsieur Robert — lui présentera la carte et les suggestions du jour. Pendant que Jérôme fera semblant de consulter le menu et que Monsieur Robert fera semblant d’attendre respectueusement les choix de son client, les deux hommes échangeront quelques propos humoristiques ou désabusés sur la politique. Au bout de trois ou quatre minutes, Jérôme soupirera en refermant le menu :

          — Hé bien, écoutez Robert, finalement, ce sera comme d’habitude.

          — Très bien, Monsieur; donc huit Spéciales n°3, une demi-douzaine de praires, beurre salé, pas de citron, pas de vinaigre. Et pour suivre, le poisson du jour. C’est bien ça ? Aujourd’hui, c’est un dos de saumon à l’unilatéral sur un lit d’épinards.

          — Parfait, confirmera Jérôme

Ensuite, Jérôme goûtera le Pouilly et ouvrira son journal. Quand les huitres arriveront sur leur lit de glace surélevé, il le repliera. Puis il tournera le plateau de manière à présenter les Spéciales devant lui. Il ne mangera les praires, plus fortes en goût, qu’une fois qu’il aura fini les huîtres. Au fur et à mesure, il rangera les coquilles vides en les retournant sur la glace du plateau. La plupart du temps, il n’aura pas le temps de reprendre son journal avant l’arrivée du poisson, fumant sur son lit de verdure. Lorsqu’il l’aura fini, il pourra enfin écarter légèrement son assiette et ouvrir à nouveau Les Échos. Il aura le temps de lire un ou deux articles en finissant le Pouilly. Un peu plus tard, Monsieur Robert déposera discrètement devant lui l’addition sur un petit plateau d’argent. Tout en continuant sa lecture, et sans regarder la note, Jérôme y posera négligemment sa carte Platinum. Il sera alors un peu moins de 21 heures, encore un peu trop tôt pour rentrer chez soi. Il reprendra son journal, paisible et serein, bercé par la prose économique des Echos et le brouhaha élégant et lointain du restaurant.

Cela fait maintenant presque six mois que Jérôme goûte à ce petit bonheur quotidien. Bien sûr, au début, les deux heures quotidiennes de présence en moins au bureau ont posé un problème. Il n’arrivait plus à faire face à la somme de travail qui, elle, était restée la même. Mais il n’a pas tardé à s’organiser : il a annoncé chez lui qu’à présent, il devrait aller travailler le samedi matin au bureau. En contrepartie, ces matins-là, il devrait être dispensé de l’accompagnement des enfants aux diverses activités auxquelles sa femme les avait inscrits : danse, équitation, hockey sur gazon…Il en était désolé, disait-il, mais, que voulez-vous, le travail d’abord !

Cela fait maintenant presque trois mois que les collègues de Jérôme Garrouste le trouvent plus détendu, plus agréable, plus sympathique. Oh, il n’a rien perdu de sa pugnacité envers les délégués du personnel, ni de son efficacité dans la préparation des fermetures de site. Non, mais disons qu’il fait cela d’une manière plus…comment dire, plus conviviale, voilà, c’est cela, plus conviviale.

Ce soir, quand Jérôme Garrouste est sorti de la Brasserie, salué par le maitre d’hôtel et le chasseur – Bonsoir, Monsieur Garrouste, à demain ? – il faisait froid, mais c’était la pleine lune et le ciel était magnifique. Il a décidé de laisser sa voiture au parking et de rentrer à pied. En remontant le boulevard de Courcelles vers le Parc Monceau, il s’est dit qu’il était bon parfois de changer ses habitudes.

Boris, Mikhaïl, Spitz et moi

Je m’arrange avec mes souvenirs en trichant comme il faut.
Louis-Ferdinand Céline

Spitz et moi, nous venions de passer huit jours dans ce grand complexe pétrochimique de la PSSP à Rovno. Sur le plan technique, cela avait été plutôt intéressant et pas facile tous les jours. Pas facile, tout d’abord parce que nous avions découvert les preuves que la majeure partie des gros problèmes d’exploitation de cette usine provenait des exploitants eux-mêmes et non des constructeurs franco-allemands comme les Russes le prétendaient pour réclamer des millions de dollars d’indemnité. De plus, qu’il y ait eu un peu de dessous de table à la passation des marchés n’aurait pas été pour nous étonner. Ça n’avait pas été facile non plus à cause des lourdeurs de l’administration et de la crainte permanente de chaque administratif, ouvrier, technicien ou ingénieur devant toute autorité supérieure, ce qui avait rendu chaque étape lente, laborieuse et parfois pénible. Pourtant, il était arrivé parfois que ce soit drôle. Drôle quand, une fois devant l’énorme réservoir d’acide super-phosphorique dont nous devions expertiser l’intérieur de fond en comble, nous avions constaté qu’il n’avait pas été vidé, faute de consigne de la direction. Drôle aussi quand, épuisés et affalés dans le minibus à l’arrêt qui devait nous ramener en fin de journée à notre hôtel en ville, nous avions pu observer pendant plus d’une heure trois grosses femmes en bottes vider l’eau du bassin d’agrément de l’entrée de l’usine au moyen de trois seaux et de trois pelles plates. Drôle enfin quand, un soir, au lieu de nous ramener en ville, le minibus nous avait conduits au milieu d’une forêt où nous attendait toute la direction du complexe autour d’une grande table ronde installée dans une clairière éclairée par de grands feux de joie; nous y avions été nourris légèrement de fromage et de concombres et abreuvés abondamment de vodka tiède servie dans des verres à moutarde en portant des toasts à l’amitié franco-russe jusqu’à ce qu’on ne tienne plus debout.

Malgré ces distractions, nous n’étions pas mécontents de rentrer en France et en particulier de laisser là Boris Grodsky. Boris était un petit bonhomme peu sympathique mais capable d’absorber des quantités étonnantes de champagne, de whisky et de vodka et ce, dans n’importe quel ordre. Il avait été dépêché en tant qu’ingénieur mécanicien par la compagnie d’assurance russe Black Sea pour participer à notre expertise technique. Nous n’avions pas mis longtemps à découvrir que Boris n’avait rien d’un ingénieur et qu’il était plutôt chargé de nous surveiller et de rapporter chacun de nos gestes à des autorités dont nous soupçonnions l’identité. Bien entendu, nous lui avions caché nos découvertes, et nous réservions soigneusement nos conclusions pour notre rapport qui serait rédigé à Paris.

L’autorisation promise de voyager par avion ne nous étant jamais parvenue, notre retour était prévu en train. Comme pour l’aller et sauf retard, le trajet prendrait environ vingt-quatre heures jusqu’à Moscou, un parcours de moins de 1200 kilomètres à travers le nord de l’Ukraine et le sud de la Russie. Cette fois-ci, nous aurions la chance de bénéficier de ce que les gens de là-bas appellent un « train mou ». Les trains de voyageurs étaient alors composés de wagon « durs » et de wagons « mous ». Les wagons durs n’avaient pas de compartiments mais des dizaines de couchettes raides et étroites sans aucun cloisonnement. Beaucoup plus confortable, un wagon mou comportait une dizaine de compartiments « de luxe » pour voyageurs et une cabine pour l’employé du wagon chargé du service et de l’inévitable samovar. Le qualificatif « de luxe » était justifié par les sombres boiseries, les lampes art moderne, les miroirs biseautés et les coussins chargés de passementeries des larges couchettes. Dans chaque wagon, il y avait deux compartiments à une place et huit compartiments à deux places. C’est dans l’un de ces derniers que nous devions voyager.

Passer encore vingt-quatre heures avec Spitz dans un lieu aussi confiné n’était pas vraiment pour m’enchanter. Depuis une douzaine de jours, tout d’abord à l’hôtel de Moscou, puis dans le train à l’aller et enfin le soir à l’hôtel de Rovno, nous avions épuisé tout ce qu’on peut se raconter comme banalités sur le métier, la mission, la Russie, la politique française (nous étions à la veille de la victoire de Mitterrand sur Giscard d’Estaing), les vacances, enfin toutes ces choses dont deux hommes en voyage peuvent parler quand ils se sont découverts peu d’affinités. A la fin de ce séjour, nous n’avions plus grand chose à nous dire.

Peu de voyageurs devaient embarquer à Rovno, des paysans et des militaires principalement. Le quai était déjà encombré de leurs parents, leurs amis, leurs voisins alors que le départ ne devait se produire que dans plus d’une demi-heure. Spitz était parti à la recherche de cigares et j’étais monté seul dans le wagon. Depuis une fenêtre du couloir, j’observais tout ce monde en train de discuter, de s’embrasser, de rire ou de pleurer lorsqu’un groupe d’une dizaine de personnes en uniformes chamarrés surgit du bâtiment de la gare pour remonter vivement le long du quai en écartant la foule. Quand ils s’arrêtèrent à quelques mètres du marchepied menant à notre wagon, je vis qu’au milieu d’eux, il y avait un grand gaillard d’une quarantaine d’années qui semblait le centre de gravité du groupe. Contrairement aux autres, il portait un costume civil, mais quel costume ! Pantalon de peau juste en dessous du genou, veste de chasse en tweed aux revers bordés de cuir, loden gris-rose à col de fourrure jeté sur les épaules, chapka en astrakan et bottes mousquetaire en cuir souple. Je n’arrivais pas à décider s’il me faisait penser à une gravure de mode de chez Arnys ou à une caricature de sportsman. Tout ce beau monde en uniforme papillonnait autour de lui qui souriait largement et riait fort. Le peuple des autres voyageurs le regardait en restant à distance.

Il était temps de monter dans le train et l’homme au loden gris-rose fut le dernier à le faire après s’être écarté poliment pour laisser monter Spitz et ses cigares. Il resta quelques instants sur le marchepied à plaisanter avec les uniformes tandis que le train commençait à rouler. Quand il fut parvenu au bout du quai, il rejoignit le compartiment voisin du nôtre. Spitz baissa les rideaux qui donnaient sur le couloir et nous commençâmes à nous installer pour vingt-quatre heures de roulis à petite vitesse entre deux murs de bouleaux.

Au bout d’une heure, on frappe à notre porte. Pensant qu’il s’agit du préposé au samovar qui vient servir le thé, j’ouvre sans poser de question. C’est l’homme au loden. Il porte sur son visage un large sourire et sous son bras un seau en argent avec une bouteille de Champagne et trois flûtes enfouies dans de la glace. Il dit dans un anglais presque correct grammaticalement mais qui, phonétiquement, semble sorti d’une opérette:

   -Ah ! Maintenant tous ces crétins sont partis, alors nous allons pouvoir boire tranquillement entre gentlemen. J’espère je dérange pas ?

Je réponds dans la même langue :

   -Pas du tout, Monsieur, mais…je ne comprends pas…

   -Ah ! Je vois vous êtes pas anglais. Français, non ? Alors nous parlons français plutôt, non ?

Et il poursuit dans un français du même tonneau que son anglais :

   -Eh bien, nous avons un long voyage à faire et j’ai compris vous êtes étrangers. J’aime bien parler aux étrangers, il y a toujours quelque chose à apprendre. Alors, j’apporte à boire. J’espère je dérange pas. Je dérange ? Ah ! Je reviens plus tard !

   -Pas du tout, pas du tout. C’est très aimable, vraiment…

Tout en parlant, je regarde Spitz qui est torse nu derrière moi en train de mettre une veste de pyjama. Il me fait un signe que j’interprète comme un acquiescement. Je continue donc :

   -Ecoutez, nous sommes ravis. Peut-être pourrions-nous vous rejoindre dans votre compartiment dans quelques minutes ?

   -Ravi de même, enchanté, content ! Dix minutes alors ? Chez moi !

   -Dans dix minutes, alors…

Quand il est sorti, je demande à Spitz:

   -Qu’est-ce que c’est que ce bonhomme ?

   -Sais pas. Mais c’est un type important : tu as vu l’escorte à la gare. Un haut fonctionnaire, quelqu’un du Parti, quelque chose comme ça. Le pays en est plein. Vaut mieux y aller et faire attention.

   -D’accord. On y va.

Le compartiment de notre hôte parait beaucoup plus grand car il ne comporte qu’une seule large couchette dans une alcôve en boiserie à demi dissimulée par une lourde tenture retenue par une embrase. Deux fauteuils, deux chaises pliantes et un guéridon à trois pieds complètent l’ameublement. Le seau à champagne trône sur la petite table. Allongé sur sa couchette à notre entrée, l’homme s’est levé :

   -Ah ! Mikhaïl Boronov ! Plaisant vous rencontrer !

Nous nous présentons à notre tour.

   -Asseyez-vous, s’il vous plait. Je pense vous aimez le champagne ? C’est une pitié, c’est Champanskoïe, champagne russe. On trouve plus dans mon pays Veuve Clicquot depuis un an. Très dommage, mais le Champanskoïe est très bon quand bien glacé. Je sers.

   -Merci beaucoup, dis-je

   -Merci beaucoup, dit Spitz.

Court instant de gêne dans la conversation, caché par le rituel de la dégustation du champagne. Il ressemble à du demi-sec ; j’ai horreur de ça mais, au moins, il est frappé.

   -Eh ! Pas mal, pas mal du tout, dis-je hypocritement. Très agréable en tout cas !

   -Vraiment ? J’ai aussi caviar si vous aimez. Pas russe, iranien. Contrebande. Chut ! Ah!

Par contre, je suis un fou de caviar et, depuis un séjour déjà ancien à Téhéran, surtout de l’iranien. Du fond du seau à glace, il extrait une boite métallique dont le couvercle représente un gros poisson noir dans un cercle bleu. Il l’ouvre avec délicatesse et le trésor gris apparait, brillant, humide, huileux. Il doit bien y en avoir cinq cents grammes.

Dans l’heure qui suit, nous consommons la totalité du caviar et deux bouteilles de champagne demi-sec. La conversation se développe agréablement. Nous parlons d’abord avec prudence des relations entre l’Est et l’Ouest, de Leonid Brejnev et de Ronald Reagan. Nous nous libérons un peu avec la politique française, apprenant à Mikhaïl (depuis quelques instants, nous nous appelons par nos prénoms) que tous les sondages donnent Giscard gagnant contre Mitterrand. Enfin, nous nous détendons complètement en parlant des beautés de la France, du cinéma américain, de Paris (j’adore le cinéma américain et Paris; ça tombe bien, Mikhaïl aussi !).

En somme, ce long voyage commence bien. La nuit est maintenant tombée, mais qu’importe. Nous ne nous soucions pas vraiment d’admirer des plaines vides ni d’interminables forêts de bouleaux.

Mikhaïl a fait venir l’employé du wagon et lui a adressé sèchement quelques brèves paroles. Une demi-heure plus tard, l’homme est de retour avec un plateau chargé de morceaux de poulet, de charcuteries, de concombres et autres boulettes dont je ne connais ni le nom ni l’usage. Il revient quelques minutes après pour renouveler la glace.

La conversation continue et les bouteilles se succèdent dans le seau d’argent. Je commence à avoir sommeil. Nous parlons à présent de nos métiers : Mikhaïl est un « businessman », comme il dit lui-même. Ses affaires paraissent nombreuses, complexes et plutôt vagues.

Et nous ? Nous ? Nous sommes des experts travaillant pour les compagnies d’assurance…

   -Ah bon ? dit Mikhaïl. Et c’est bonne profession ?

À la cinquième bouteille, Mikhaïl connaît tout des finesses du métier. À la sixième, le jour se lève sur une forêt de bouleaux, et nous avons raconté à Mikhaïl, le plus souvent sur le ton de la plaisanterie, à peu près tout ce que nous avons fait dans l’usine de Rovno. Il rit beaucoup. Au milieu de la septième, je quitte le compartiment à tâtons, j’arrive à rejoindre ma couchette et je m’endors immédiatement.

C’est un soleil de fin d’après-midi qui vient me réveiller à travers la vitre dont nous avions oublié de tirer le rideau. Spitz n’est pas dans le compartiment. Il doit être en train de fumer dans le couloir. Petit à petit, la campagne fait place à la banlieue. Le train ralentit et commence à basculer continuellement d’un aiguillage sur l’autre. Nous entrons dans la gare Kievsky. Ni très frais ni très dispos, nous rassemblons nos affaires et nous descendons sur le quai. Grégory Fedkine, notre correspondant à Moscou, est là qui attend. J’aperçois Mikhaïl qui s’éloigne à grands pas suivi de son porteur, son grand loden gris-rose flottant derrière lui.

Grégory nous dit:

   -C’est drôle. Vous avez voyagé dans le même train que Monsieur Boronov. Vous le saviez ? Il m’a remis cette lettre pour vous.

Spitz ouvre l’enveloppe et je lis par-dessus son épaule:

Amis chers,

J’espère notre soirée a été excellente pour vous. Pour moi, ce fut grand plaisir.

Pour l’usine, Boris Grodsky avait rien compris. Il est un crétin. Je le dégrade et je le poste maintenant à notre usine de Norilsk, en orientale Sibérie.

Après, pour moi, je pense j’ai grand temps pour m’exporter à Miami-Beach.

Merci encore pour votre informative conversation.

Dasvidania.

Mikhaïl BORONOV (R.G.P. , A.P.M.S)

Administrateur du Consortium La Pétrochimie Socialiste au Service du Peuple

Directeur de la plateforme Bohdan Khmelnytsky (Rovno, Ukraine)