Archives mensuelles : juillet 2015

Qu’est-ce que t’as fait à la guerre, Papa ? (Chapitre 16 – Les dragées )

Lundi 29 juillet

Il fait beau. Je m’installe dans la cour, le derrière sur deux briques au pied d’un arbre rachitique qui me sert de dossier. Je croque des dragées. Ça fait des kilos que nous boulottons. Si je fais un baptême un jour, je demanderai des crottes en chocolat.
A bien regarder, ça a vraiment une sale gueule une caserne, même sous le soleil.
Prunet vient me chercher pour un tour de piste et…grabat-dodo !
 
30 juillet mardi

Longue nuit ; C’est le moment où tout se tait, mais quel bruit au réveil.
Les avions anglais sont venus nous survoler hier et nous ont jeté des tracts, aussitôt saisis par les allemands. Un Oberlieutenant en a même perforé un qui se baladait en l’air d’une balle de pistolet. Bel exploit. Ça nous donne à réfléchir.
On s’en fout des tracts ! Les anglais viennent trop tard. Etait-ce plus difficile de venir nous aider il y a deux mois ?
Les officiers français quittent le camp aujourd’hui, probablement dirigés vers Nancy. Est-ce bon ? Est-ce mauvais ? Comme d’habitude, on n’en sait rien. Ils sont là qui passent au milieu de nous, sans un adieu. Aucun homme ne leur porte leur cantine ou leurs colis. Triste départ.
J’ai fait l’essai de sortir tantôt, avec une corvée. Inutilement ! Chaque fois que je tente de sortir, c’est raté !
Journée sombre sans soleil.

31 juillet mercredi

Rien ne nous dit ce que nous allons devenir. Serons-nous délivrés bientôt ? Sur les montants de mon grabat, j’ai gravé le calendrier d’aout. Candide, je n’avais jusqu’alors gravé que juillet !
Ça fera deux mois de silence des miens dans quelques jours et cependant des amis reçoivent des nouvelles. Prunet, Mas et moi, nous sommes logés à la même enseigne ; c’est mortel !
Il y a même de très nombreuses visites au camp et des prisonniers ont la permission de la nuit pour la passer avec leur femme venue jusqu’ici.

Optimisme

Morceau choisi
27 avril 1929
Plon m’offre un contrat qui m’engagerait pour quinze ans. Que de guerres et de révolutions auront balayé les contrats avant 1945 ! C’est déjà beaucoup de vivre cinq ans, dix ans sans grand dommage. Loin d’empoisonner ma vie, cette pensée qui me quitte rarement donne à l’heure présente une saveur extraordinaire. Tout projet d’avenir me parait de plus en plus futile. Mais faisons comme si tout était solide et travaillons jusqu’à ce que tout s’écroule.
Julien Green
Les années faciles. Journal

Note de l’éditeur :
Lorsque Green a écrit ces lignes, il avait vingt-neuf ans. Il est mort soixante-neuf ans plus tard, à l’âge de quatre-vingt dix-huit ans. Comme on peut se tromper !

Qu’est-ce que t’as fait à la guerre, Papa ? (Chapitre 15- Il pleut sans trêve )

25 juillet, jeudi

Il pleut sans trêve. Dans cette vie enfermée, c’est un mal de plus. Nous ne pouvons même pas aller dans cette grande cour. Elle est transformée en un marécage bourbeux.
Rien d’autre à signaler.

26 juillet, vendredi

Rien de nouveau dans notre misérable vie.
Je tente de faire passer une lettre à ma mère lui demandant d’essayer de me faire libérer. Y parviendra-t-elle ? J’en doute fort, mais nous, nous ferions tout pour sortir d’ici.

27 juillet

Ma mère réussira-t-elle ? La libération semble de plus en plus lointaine et c’est avec une sombre tristesse que nous voyons arriver les semaines à venir…
Je descends de mon grabat le matin. Petit tour en circuit dans la cour et puis re-grabat, et ainsi de suite toute la journée, çà et là coupée par un peu de TSF. La guerre des nerfs continue.
Les cultivateurs partent par petits paquets travailler dans les fermes des environs. Ce n’est pas le signe d’un prompt retour.
Prunet est cafardeux. Partout, les rires se font de plus en plus rares.
Ce soir, tour de chant dans la chambrée. Pas de grands talents !

Dimanche 28 juillet

Le mois de juillet se meurt dans un temps froid et pluvieux. Tout un grand mois de captivité, le plus long mois de ma vie.
Nous tournons en rond dans cette grande cour.
Aucune nouvelle de ma famille !
Rencontré Pharamond dans la cour. Il est tellement maigre qu’ il ne fait même pas d’ombre lorsqu’il y a du soleil. On s’amuse à lui prendre le bras au-dessus du coude, on serre un peu et on ne sent qu’un bras gros comme un crayon entouré d’étoffe. Tout doucement, il devient fou.
Messe dans un mauvais hangar, pour officier, le prêtre nous fait face derrière une table dressée sur des tréteaux. Quelles prières faut-il faire ? J’ai les larmes aux yeux. Faiblesse.
Hier soir grâce à Dominique ( ?) et Bayer nous avons eu une escalope de veau-crème fraiche, du pain civil, de la bière. Mon estomac n’est plus habitué.
Je n’ai plus de bas ! Bientôt plus d’argent. Heureusement, j’ai un banquier : Prunet !
Nous sommes décidés à ne pas moisir ici.
Les heures s’égrènent, longues et tristes.

La beauté du monde

Morceau choisi

26 mai 1934

Comment dire la beauté du monde ? Il y a des jours où j’en suis accablé comme d’un poids énorme. Sous tous ses aspects, elle me ravit. Autrefois, je ressentais cela si vivement que la mort m’apparaissait (cela est horrible à dire) comme une sorte de délivrance de la joie, de même que la maladie, selon Michelet, est une convalescence à rebours et la mort une espèce de guérison de la vie.

Julien Green
Les années faciles. Journal 

Qu’est-ce que t’as fait à la guerre, Papa ? (Chapitre 14-Il pleut)

Il pleut…

22 juillet 1940

Il a plu toute la nuit. Il pleut encore. Tout est humide, boueux. Aujourd’hui un mois que nous sommes prisonniers et nous n’avons aucun véritable espoir de partir. Cette semaine, dit-on, sera décisive. Qu’est-ce qu’on en sait ? Des espoirs chaque jour déçus ne nous ont pas encore guéris.
C’est aujourd’hui la fête de ma mère. Où est-elle ? Je lui avais donné le conseil de partir. L’a-t-elle fait ?
Je dois avoir changé. Maigri, fatigué, mais je tiendrai jusqu’au retour.
Tantôt, je suis allé à une conférence faite par un officier, Deschamps. Conférence sur la dénatalité. Je connaissais Deschamps Continuer la lecture de Qu’est-ce que t’as fait à la guerre, Papa ? (Chapitre 14-Il pleut)