Archives mensuelles : septembre 2015

Les feuilles tombent

Morceau choisi

Epictète

–Les feuilles tombent, la figue sèche remplace la figue fraiche, le raisin sec la grappe mûre, voilà selon toi, des paroles de mauvais augure ! En fait, il n’y a là que la transformation d’états antérieurs en d’autres ; il n’y a pas de destruction, mais un aménagement et une disposition bien réglés. L’émigration n’est qu’un petit changement. La mort en est un plus grand, mais il ne va pas de l’être actuel au non-être, mais au non-être de l’être actuel.

Le disciple

–Alors, je ne serai plus ?

Epictète

–Tu ne seras pas ce que tu es, mais autre chose dont le monde aura alors besoin.

Je m’appelle Teddy Singer

Je m’appelle Teddy Singer. C’est le nom qui figure sur mon bulletin de salaire du Comté de Coconino, où ça fait un bout de temps que je suis Shérif adjoint. Tous les deux ans, vers le milieu du mois d’août, je quitte le poste de Flagstaff pour venir passer deux ou trois jours dans un village Hopi, en plein milieu des Mesa, pour assister à la Danse de la Flûte. Mais croyez-moi, ce n’est pas par goût du pittoresque. Je la trouve plutôt ennuyeuse et même carrément ridicule, cette danse rituelle. Pensez-donc ! Une dizaine d’hommes déguisés et autant d’enfants qui tournent en rond pendant des heures en psalmodiant et en traînant des pieds dans la poussière tout en agaçant des serpents du désert abrutis par la fumée des petits feux allumés sur la place. Et tout ça pour faire venir la pluie ! Bande de sauvages ! Non, si je suis là, c’est à cause de mon patron, Bill Foster, le shérif. L’autre jour, en rentrant de tournée, il m’a dit : Continuer la lecture de Je m’appelle Teddy Singer

Bande à part (Critique aisée 60)

Critique aisée n°60

Le livre le plus connu de Jacques Perret est sans aucun doute le Caporal Épinglé. J’ai déjà eu l’occasion d’en parler dans le JdC.
Quand, vers l’âge de dix-sept ans, j’ai fini d’avaler le Caporal pour la première fois, on m’a aimablement signalé qu’après s’être évadé pour la quatrième ou cinquième fois, après être rentré rue de la Clé au petit matin et y avoir embrassé sa femme, Jacques Perret n’avait pas traîné longtemps dans le cinquième arrondissement. Selon mon informateur, il s’était engagé dans la résistance, avait rejoint le maquis pour finalement regagner ses pénates sain et sauf à la fin de la guerre pour y écrire, bien sûr, Le Caporal épinglé (1947) puis Bande à part (Prix Interallié 1951). Je me suis donc jeté sur le bouquin.
C’est sa résistance que Perret raconte dans Bande à part. On y rencontre des imparfaits du subjonctif, de l’argot parisien, des combats contre les allemands, de grands moments de plaisir campagnard (comme disait Desproges, prendre le maquis, d’accord, mais fallait vivre à la campagne), de l’amitié et aussi la mort. Pour moi, le meilleur passage est celui que vous allez lire maintenant. Un très grand moment d’humanisme.
Tout d’abord, le contexte :
Perret et son copain Polard se sont postés en franc-tireurs au-dessus d’une petite route de montagne. Ils sont allongés au milieu des sapins et attendent qu’un objectif ennemi se présente. Une patrouille apparaît dans le virage, mais les deux maquisards jugent qu’elle est trop nombreuse pour être attaquée à deux fusils seulement. Ils décident donc de la laisser passer. Mais voilà qu’un homme sort du rang, rejoint son sous-officier. On comprend qu’il lui demande l’autorisation de s’isoler pour satisfaire quelque besoin naturel. Autorisation accordée.
Et maintenant, c’est Perret qui parle :

« …Mais le dernier homme était resté là, sur le chemin. Il posa son fusil par terre, déboucla son ceinturon d’un geste fébrile, s’empêtra quelques secondes dans ses buffleteries et posa culotte. Sans même nous consulter du regard, Polard et moi prîmes nos dispositions pour épauler.
Un vilain réflexe, mais conforme au métier de franc-tireur qui doit mettre un peu de lâcheté au service de la patrie. L’homme se présentait à nous de trois-quarts, c’est-à-dire que, les fesses encore protégées par le sillage de la patrouille, il faisait face instinctivement au chemin parcouru, comme si les égorgeurs de traînards et les terreurs de la montagne eussent marché à pas de loup, dans l’empreinte des bottes. Tout en lui respirait l’urgence, mais, à dire vrai, le temps qu’il se déboutonnât, impossible d’affirmer si les grimaces de son visage tenaient plus à la peur qu’au travail des boyaux. Il avait une grosse figure plutôt pâle, une figure de paysan en mauvaise santé, mais sans ruse et même un peu simplet, un peu ridicule aussi avec son casque trop petit et couronné de piteux feuillages comme un gros luron bucolique en train de payer ses orgies. Sitôt accroupi, les traits se détendirent brusquement et je garde la vision d’une espèce de béatitude à la sauvette qui est l’une des images de guerre les plus importantes de ma modeste collection. Il arrive un moment où ces choses-là comptent plus que tout au monde, et il y a des gens qui bravent la mort plutôt que de faire dans leur pantalon. L’homme avait une terrible chiasse, une vraie chiasse d’Ostrogoth, qui faisait une pétarade lugubre à travers le vent et la pluie. Je peux même dire que le bruit nous fit une grosse impression et nous ne tirions toujours pas. Le détachement avait pourtant pris de l’avance en bas du chemin, et nous pouvions lâcher impunément notre coup de feu jumelé avant de nous barrer dans les replis de la montagne. Mon fusil était posé, bien immobile, sur un gros caillou, et je tenais l’homme au quart de poil dans ma ligne de mire, en plein dans le ventre, et j’en avais mal au ventre et le coeur sur les lèvres à le prévoir basculant le derrière dans sa crotte ou le nez dans la boue et le fessier au vent. On ne tire pas sur un homme qui débourre ; pas besoin de convention de La Haye pour expliquer la chose. C’est un interdit qui vient du fond des entrailles. Une fois reculotté, l’homme était peut-être un salopard, je ne veux pas le savoir, et cela m’étonnerait parce que les francs salauds s’arrangent toujours pour ne pas se mettre dans des cas pareils, mais, pour l’instant, nous étions liés par une fraternité à l’état brut, une solidarité sans phrase, et bien peu s’en fallut que je n’allasse lui offrir un bout de papier au nom de la condition humaine. »
(c) Gallimard, 1951.

All about Eve (Critique aisée 59)

Critique aisée 59

Je viens de revoir ce film et je ne peux m’empêcher de m’assurer que vous l’avez vu aussi ou que vous le verrez bientôt.

All about Eve
1950-Joseph L.Mankiewicz-Bette Davies-Anne Baxter-George Sanders

C’est une histoire qui se déroule dans le même monde, la même ville, probablement la même rue et le même décor que le récent et passablement surfait « Birdman« . Mais ça se passe soixante-cinq ans plus tôt, c’est en noir et blanc, et ça n’a rien à voir.

A presque quarante ans, Margo Channing (Bette Davies) est la plus grande actrice de Broadway, capitale mondiale du théâtre. Quand commence le film, elle joue le rôle d’une jeune femme dans le succès de l’année, mis en scène par Bill Sampson, son fiancé, comme on disait à cette époque, sensiblement plus jeune qu’elle.  La pièce a été écrite par leur meilleur ami, Lloyd Richards. Son titre est, ironiquement, Aged in wood, (Vieillie en fût de chêne). On comprend là que Margo va vivre une crise de la quarantaine. Arrive dans la vie de la star une jeune admiratrice, Eve Harrington (Anne Baxter). Intelligente, arriviste, manipulatrice, Eve va se placer  auprès de Margo et prendre Continuer la lecture de All about Eve (Critique aisée 59)

Thomas Hart Benton

Thomas Hart Benton
Thomas Hart Benton, Met, New York
Ceci est une vue partielle de l’une des dix fresques qui constituent America Today, œuvre executée par T.H. Benton en 1930 pour décorer la salle du conseil d’administration de la New School for Social Research (West 12th street, New York).
Achetées par AXA en même temps que l’immeuble, les fresques ont été restaurées et offertes au Metropolitan Museum.
On peut voir les moulures qui encadrent les différentes parties de cette fresque qui représente les distractions de 1930 : radio, cinema, théâtre, dancing, bar, cirque, etc.

(On dit que Benton n’a pas été autrement payé pour cette oeuvre monumentale qu’en oeufs avec les jaunes desquels il fabriqua la peinture tempéra.)

 

Le silence des acouphènes

Aujourd’hui, c’est à la terrasse du Soufflot qu’il a choisi de s’arrêter. Le serveur du matin le reconnait et le salue silencieusement. Il s’installe à la table d’où il peut apercevoir la cime des arbres du Luxembourg. Il regarde autour de lui, les clients, les passants, les autobus. Il entend le vent, les moteurs, les paroles.

Le café-croissant arrive. Le sucre en poudre qui sombre lentement dans la mousse brune, le tourbillon qui suit la cuillère, le croissant qui disperse ses premières miettes ; et puis, sur la table, l’écran qui s’allume, le clavier qui apparait, les lettres qui avancent, les premiers mots…

Et il n’y a plus de client, même pas la grosse fille qui riait très fort à deux tables de lui, même pas le gringalet qui lui faisait si drôlement la cour, ni ce gentil couple qui avait étalé son plan de Paris, ni ces deux jeunes filles qui stabylotaient leurs polycopiés. Plus de discussion sur le PSG entre le patron et le serveur. Il n’y a plus rien que l’écran, le clavier, les mots.

Les camions qui montaient la rue en grondant ont disparu. Il n’y a plus d’écho de moto furieuse. Il n’y a même plus d’étudiants en droit descendant vers le boulevard, plus de touriste à sac à dos montant vers le Panthéon, plus rien. Même plus la couleur des bus qui passaient dans la rue ou la sirène de l’ambulance qui courait vers Cochin. Plus rien, que l’écran, le clavier, les signes, les mots. Silence des acouphènes.

Mais les lettres n’avancent plus. Il lève la tête. La tasse de café réapparaît au milieu des miettes, puis la terrasse tout autour. La grosse fille rit toujours, les deux touristes ne sont plus là. En se levant, les jeunes filles aux stabylos bousculent un peu sa table ; le patron éclate de rire, la rue s’anime, un camion klaxonne, un téléphone sonne. Il regarde le ciel, il entend le vent, il voit l’écran.

Il voit l’écran, le clavier, les doigts. Reviennent les acouphènes, disparaissent la tasse, les miettes, les rires, les Klaxons, les âneries, les sonneries, et même le vent.

Maintenant, il peut écrire la deuxième page.

Et les lettres et les signes avancent à nouveau.