Jeeves (Critique aisée 29)

Je sortis une main de dessous les draps et sonnai Jeeves
– Bonjour, Jeeves.
– Bonjour, Monsieur.
Je m’étonnai.
– Est-ce le matin ?
– Oui, Monsieur.
– En êtes-vous sûr ? Il me semble qu’il fait bien sombre dehors.
– Il y a du brouillard, Monsieur. Si Monsieur se rappelle, nous sommes maintenant en automne, saison des brumes et des maturations succulentes.
– Saison des quoi ?

– Des brumes et des maturations succulentes, Monsieur.
– Hein ? Ah ! Oui, oui, je vois. Eh bien ! Quoi qu’il en soit, préparez-moi un de vos cocktails reconstituants, voulez-vous ?
– J’en ai un tout prêt au réfrigérateur, Monsieur.
Il s’éclipsa et je me redressai dans mon lit avec l’impression que j’allais mourir dans cinq minutes, impression désagréable, mais que l’on éprouve quelquefois. J’avais donné la veille un petit diner de célibataires au Drones en l’honneur de Gussie Fink-Nottle……

Ces quelques lignes sont les premières d’un roman de P.G.Wodehouse, paru en 1938. Le titre original et extrêmement britannique en était « The Code of the Woosters », et le traducteur en a fait « Bonjour, Jeeves », ce qui n’engage à rien, mais présente l’avantage de marquer son appartenance à une longue série d’aventures de Bertie et Jeeves.

Dans la littérature anglaise, Bertram (Bertie) Wooster et Jeeves sont aussi connus que Lady Macbeth, Sherlock Holmes et Father Brown.

Pelham Grenville Wodehouse (1881-1975) a créé et fait vivre pendant plus de cinquante ans ce jeune gentleman gentiment stupide, totalement oisif et plein de bonne volonté maladroite (c’est Bertie) et son valet de chambre, dévoué, génial, cultivé et discrètement sarcastique (c’est Jeeves). Et voici ce qui se passe en général : entre deux diners à son club des Drones, Bertie se met dans une situation extrêmement délicate, à moins que ce ne soit l’un de ses vagues cousins ou camarade de collège, le plus souvent du même niveau d’intelligence que Bertram ou pire. Les dites situations délicates concernent en général des dettes de jeu, des troubles à l’ordre public londonien ou des amourettes inopportunes, toutes choses qu’il convient de régler sans que le scandale éclate ou que les oncles ou tantes à héritage en soient avertis. Le jeune gentleman tente tout d’abord de traiter la situation par lui-même, mais, ce faisant, il n’arrive qu’à la compliquer encore davantage. A contrecœur, il demande alors à Jeeves de prendre les choses en main, ce que fait Jeeves, de façon brillante, compliquée et efficace.

C’est du vaudeville, mais à l’anglaise. En effet, tout se passe dans les Clubs londoniens, les châteaux du Westchester ou du Surrey, les roadsters décapotés, les interminables et impeccables pelouses. On joue au croquet ou au whist. On se croirait à Downton Abbey ou dans un roman d’Evelyn Waugh. Les héros font partie de la gentry et n’ont pas d’autre souci que leurs dettes de jeu, leurs gueules de bois, et l’ouverture de la saison des courses à Ascott. Ils portent les jolis noms de Hildebrand « Tuppy » Glossop, Augustus « Gussie » Fink-Nottle, Oofy Prosser, Marmaduke « Chuffy » Chuffnel, Claude « Catsmeat » Potter-Pirbright ou Cyril « Barmy » Fotheringay-Phipps.

Leurs aventures sont ineptes, leurs intelligences limitées, leur culture évaporée. Mais ils sont toujours plein d’invention et se donnent beaucoup de mal pour monter des stratagèmes qui les feront s’enfoncer davantage dans les sables mouvants de leur bêtise. Ceci jusqu’à ce que Jeeves invente un stratagème encore plus sophistiqué qui sortira son jeune maitre et ses amis ou cousins de l’embarras.

Le tout est raconté dans une langue très riche, pas toujours bien traduite, mais guidée par ce qui fait pour moi le charme principal de la littérature comique anglaise : l’understatement.(1)

Note 1-Désolé, je trouve que les mots euphémisme ou litote ne définissent pas assez fidèlement cet art anglais qui consiste à parler par exemple de « quelques énergumènes agités » quand on a affaire à une foule en déchainée. Je développerai davantage cette notion un de ces jours.

2 réflexions sur « Jeeves (Critique aisée 29) »

  1. ‘Understatement’ (unique à l’anglais) comme ‘Weltanschauung’ (unique à l’allemand)! Beaucoup de termes, de concepts et de règles de grammaire sont souvent intraduisibles (ex. le possessif en anglais relié au sexe du propriétaire ne peut se traduire par le possessif en français relié au sexe de l’objet possédé) et c’est tant mieux! Sinon pourquoi apprendre les langues étrangères et s’immerger dans la culture, l’univers conceptuel ou paradigmatique des peuples dont elles sont issues?
    Ceci dit, je m’essaierais. Selon l’exemple ici fourni, pour understatement, je suggère: « rapport de police » ou, selon Philippe: « sous-estimé » vues les qualités du personnage: intelligence limitée, culture évaporée, inepte, gentiment stupide, plein de bonne volonté maladroite, et même complexificateur, qualité qu’il semble partager, par erreur, avec son valet réparateur qui aurait aux problèmes concoctés par son maître des solutions compliquées – alors qu’elles devaient être ‘simples’ – (remarque discrètement sarcastique!)

  2. félicitations pour cet hommage à Wodehouse,qui malheureusement n’est pas ,pour la ligue des biens pensants ,politiquement correct!

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