Alter & Ego

Il est tout seul sur le balcon du cinquième étage. À travers le feuillage des marronniers, il regarde les pavés noirs du boulevard qui luisent au soleil. Il est encore tôt mais il fait déjà très doux. Les vacances s’étalent presque à l’infini devant lui. Pourtant, il sent qu’il y a quelque chose de pas clair qui se prépare:

     -Il y a quelque chose de pas clair qui se prépare, je le sens.
-Qu’est-ce que tu veux dire ? Tout va bien, il fait beau, les vacances se sont bien passées jusqu’à maintenant.
     -Oui, mais il y a quelque chose d’inquiétant dans l’air. Depuis qu’on est rentrés de St Brévin, je trouve les parents un peu cachotiers. Il y a des sous-entendus, des phrases inachevées, des airs gênés. Maman est perturbée, Papa ne plaisante plus tout le temps. Vraiment, ça m’inquiète.
-Mais qu’est-ce que tu crains ? Après le bord de la mer, on est à Paris, on a le Luxembourg à côté, les trottoirs, les patins à roulettes, peut-être même le cinéma. C’est formidable ça, le cinéma. Ça me manquait, le cinéma. Je commençais à en avoir assez de la plage. Moi, ce retour à Paris au milieu des vacances, ça me plait plutôt. D’autant plus que la rentrée, c’est pas pour demain. C’est quand, à propos ?
     -J’en sais rien. Bon, d’accord: le Luxembourg, les patins à roulettes, le cinéma, tout ça, c’est bien. J’aime autant que toi, c’est évident. La plage, ça va un temps, et je suis content d’être rentré à la maison, tout comme toi. Non ce qui m’inquiète, c’est qu’on ne nous dit pas ce qui va se passer. Tu sais, du genre: mercredi, on ira au Jardin d’Acclimatation, tu pourras conduire les petites  voitures à essence, vendredi, on prendra le train à St Lazare pour passer la journée à la campagne chez les Ravault, enfin ce genre de programme quoi, le genre de truc qui remplit la vie des grands. Moi, personnellement, je me passerais bien de projet mais, pour des parents, pas de projets, c’est pas normal. Il y a sûrement quelque chose qui se prépare et je sens que je vais pas aimer, et toi non plus, certainement.
-Ecoute, mon vieux, on verra bien. En attendant, je monte chercher Marcel au sixième. On pourra jouer au foot sur le trottoir.
     -Bon, tout ça me donne pas vraiment envie de jouer mais je viens avec toi. Attends, maman m’appelle. Faut y aller. Tu viens ?
-Bien obligé !

Un peu plus tard, seul sur la banquette arrière de la voiture, rencogné contre la portière: 

     -Je te l’avais bien dit qu’il y avait un truc pas clair. Me voilà tous les deux à l’arrière de la 203. On m’embarque pour Touffreville. Tu vas voir qu’ils vont me laisser au moins 3 ou 4 jours chez les Levallois. Mais j’ai pas du tout envie d’y aller moi, chez les Levallois, je veux aller au Luxembourg, faire du patin boulevard de Port-Royal, aller au cinéma aux Gobelins. Je veux pas passer mes vacances avec les poules. Est-ce qu’ils ont seulement la radio, les Levallois ?
-Bon, arrête un peu de râler, tu me fiches la frousse, maintenant. Mais non, ils vont pas me laisser. Ils ne m’ont jamais laissé nulle part, les parents. Et toi non plus, d’ailleurs. Sauf une fois, chez les Ravault. C’était plutôt sympa quand on avait mis le feu au petit bois. Non, je sais pas pourquoi on va là-bas, mais je suis sûr qu’on sera rentré ce soir.
Un peu plus tard, se regardant dans le petit miroir de la chambre d’amis des Levallois:

     -Tu vois, je te l’avais bien dit. Ils sont repartis et ils ne reviendront pas avant deux semaines. Non mais, tu nous vois ici pendant deux semaines. Madeleine, elle, ça va encore, mais lui, je sais même pas comment il s’appelle. Il ressemble au géant des dessins animés, il ne parle presque jamais et quand il parle, on comprend rien à ce qu’il dit. En plus, il fait du bruit en respirant par le nez. Il me fait un peu peur.
-Bon, d’accord. Tu avais raison. Ils nous ont fait un coup en douce, mais c’est pas si mal ici. La chambre est petite, mais il y a une fenêtre qui donne sur le poulailler. Et puis, tu as vu, la voie ferrée passe juste en haut du terrain. On pourra attaquer les trains.
     -Attaquer des trains à moi tout seul, ça fait pas sérieux. Ça marchera jamais. J’ai pas envie d’être là, je veux rentrer.
-Tu commences à m’emmerder. Moi, je descends voir les poules. Tu viens?
     -Je sais pas. J’ai envie de rester dans la chambre. Il y a tout un tas de livres de la Bibliothèque Verte.
-Ça alors ! Et depuis quand on lit autre chose que les Pieds Nickelés ? On n’a jamais approché un livre !
     -Peut-être, mais j’aime pas les poules. Je préfère encore qu’on essaie un livre. J’en ai vu un en passant, y a presque pas d’images, mais ça parle d’un chien, ou d’un loup, je sais pas, dans la forêt, dans la neige…
-Bon, écoute, on transige. On va dans le jardin, d’ailleurs Madeleine nous appelle, et pour la lecture, on verra ce soir.

À l’aube le lendemain matin, allongé sous les couvertures, tout habillé, la lampe allumée:

-Dis-donc, il fait presque jour. On a lu toute la nuit ! Encore trois pages et le bouquin est fini.
     -J’ai vachement sommeil, mais c’est quand même chouette de ne pas avoir les parents sur le dos. Bon, qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ?
-Tu te rappelles pas ? Hier soir, Madeleine nous a dit que cet après-midi on irait aider à la cueillette des pommes à la ferme de Forcheville. Y aura plein de monde et après , y aura un grand diner dans le pré avec des feux et tout. Y aura des enfants aussi, plein de types, et des filles aussi. C’est chouette, non ? Y aura des filles !
     -Oh ! Des filles…  La barbe !
-Tu sais que t’es pas marrant…