Le Rostand

Ce texte a été publié une première fois le 29 novembre 2014. Depuis quelques mois, j’y vais moins souvent, au Rostand. J’ai longtemps espéré y vivre la scène que je décris ci-dessous, mais je finis par me lasser et me dire que ce n’était peut-être pas la bonne méthode pour trouver un éditeur. Et puis, la clientèle, ça manque quand même un peu de jeunes. 

Couleur café (14)

Le Rostand    15 rue de Médicis


En cette fin d’après-midi de juin, la circulation dans la rue de Médicis est étonnamment réduite. Il doit y avoir une grève de quelque chose quelque part qui a empêché les banlieusards d’arriver ce matin, à moins que ce ne soit la méthode Hidalgo qui commence à porter ses fruits. On est entre nous, en quelque sorte. Le soleil filtre à travers les arbres et éclaire gentiment la terrasse du Rostand, toujours pleine à cette heure. Le Rostand a été refait il y a quelques années. C’est maintenant un magnifique café de style Napoléon III, un peu chic et un peu cher. Quand il fait beau, la terrasse, qui fait face à l’ouest, est un de mes endroits favoris. Les passants choisissent plutôt le trottoir d’en face, celui qui longe les grilles du Luxembourg. Ils sont attirés par ces éternelles et lassantes expositions de photographies que les administrateurs du Sénat se croient obligés d’accrocher aux grilles, sans doute pour se justifier de leur budget ‘culture’, et dont le principal effet est d’empêcher de voir le jardin.

…..Tu reprends un café? Je crois qu’on va taper très fort à la rentrée avec le dernier de Bernard. Je viens de finir la lecture, c’est encore mieux que le premier. On tire tout de suite à 10000. Ça devrait bien faire 15 ou 20000, peut-être plus. J’ai déjà des promesses de bons papiers des Inrocks et de Télérama. Je vais leur faire passer le texte ce soir.

-T’as le FigMag?

-Ah non, pas le FigMag ! J’y tiens pas de toute façon. Et toi, ça va? T’es sur quoi en ce moment?

-Je reviens d’un colloque à Oslo. Un truc avec l’Education Nationale et la FNAC.

-Ah oui, je suis au courant. Pas pu y aller, trop de boulot. C’était comment?

-Pas mal. Il y avait G.P., les deux Jérôme et, oh, comment s’appelle-t-il déjà? Ah oui, Owersloot, Gunnar Van Owersloot. Un fou total, celui-là. Je suis en train de faire un papier là-dessus pour Education Magazine…

Les deux hommes qui discutent ainsi sont attablés à l’intérieur du café, juste en bordure de la terrasse où je viens de m’installer. Il fait très beau et les vitres qui séparent habituellement la salle de la terrasse ont été entièrement repliées. Comme le plancher de la salle est plus élevé que le trottoir, leur table domine la mienne, toute proche. Cette disposition fait que j’entends assez bien leur discussion et qu’en échange, ils ont une assez bonne vue sur ma table.

-….

-Et ton bouquin? Toujours en train?

-Non, j’ai décidé d’arrêter un peu. C’est pas encore mûr. Je vais retourner pour un temps au comité de lecture de ma boîte. C’est pas très bien payé mais c’est sûr et régulier.

-C’est pareil pour moi. Dis-donc, tu vas au séminaire « De Montaigne à Freud » à Rome en octobre?

-Bien sûr ! Il faut ! Incontournable!

-Alors, on se verra là-bas. Si tu veux, je connais un petit bistrot très chouette dans le Trastevere…

J’écoute, au début un peu malgré moi, mais je ne tarde pas à tendre l’oreille. Je suis justement train de mettre la dernière main à mon papier sur Thurber et Walter Mitty, et mon esprit se met à vagabonder. Je regarde la cime des arbres qui se balance doucement. Je ne vois plus les grilles ni les tristes photos qu’on y a accroché pour l’éducation des foules. Je n’entends plus le bruit des conversations. Une Harley-Davidson monte la rue de Médicis depuis l’Odéon : pocketa-pocketa-pocketa …..

Le chef d’atelier s’approche du pupitre de commande de l’offset Sukiyaki, et déplace doucement un potentiomètre de quelques centimètres. Le pocketa-pocketa-pocketa qui emplissait la salle des machines de l’imprimerie Rostand et fils faiblit pour disparaître rapidement.

On devrait finir l’assemblage des cinq mille premiers exemplaires demain dans la matinée, me dit le fils Rostand. On pourra en livrer un premier mille en priorité à La Hune pour votre signature de demain soir.

-Vous êtes certain?

-On fera ce qu’il faut. On va quand même pas rater la sortie du prix de Flore sous prétexte qu’on a été prévenus un peu tard.

-Vous savez, pour moi, ça a été une surprise totale. Ce n’est qu’un premier recueil de nouvelles. Un coup de chance extraordinaire. Si je n’avais pas rencontré ces deux grands éditeurs il y a six mois dans un café du quartier latin….

-…?

-Hein? Pardon?

-Excusez moi, monsieur, mais je termine mon service. Est-ce que je pourrais encaisser, s’il vous plait ? Ça fait sept euros cinquante.

Un peu hébété, je fouille dans mes poches. Le soleil a tourné et il éclaire en plein ma table en passant par un trou du feuillage. Je suis ébloui. J’ai chaud. Je finis par trouver un billet. « Ça va, Monsieur ? » s’inquiète le garçon en me rendant la monnaie. Les grilles, les photos, les autobus, les passants reprennent forme. Derrière moi, les deux grands éditeurs s’agitent et se lèvent. Ils vont partir. Je les entends calculer soigneusement leurs contributions respectives à l’addition qui attend sur la soucoupe.

-Voyons, un café chacun, plus un Perrier pour moi et un deuxième café pour toi, voyons, ça fait…, ça fait…, sept soixante pour toi et dix quarante pour moi. Tu laisses un pourboire? Non? Tu as raison. Comme disait Gérard Philipe, ça retarde une révolution.

Retour sur terre.

 

6 réflexions sur « Le Rostand »

  1. Je ne peux m’empêcher de penser à l’autre pandémie, celle de la grippe espagnole dont Jean Rostand a été victime en 19.

    Il était pourtant bien, confiné à l’ Arnaga.

    Pourquoi cette folie de monter à Paris ?

  2. Merci Bruno, mais en dehors des sommes folles qu’une édition me procurerait, ce serait le moyen de me faire lire par mes enfants. Il faudra donc attendre. Quoi ? Je n’ose le dire.

  3. 2014. Avec une resucée en 2017. Ça fait donc six ans que tu espères faire éditer ce savoureux recueil de nouvelles dont tu m’as offert quelques-unes. Et pourtant, tu donnes toi-même la recette dans ton texte à travers la conversation que tu as écoutée par le trou de la serrure : ce qui compte avant tout pour l’éditeur, ce sont « des promesses de bons papiers des Inrocks et de Télérama » (et pas du Fig Mag). La phrase suivante est édifiante : « Je vais leur faire passer le texte ce soir ».
    Commence donc par obtenir les promesses qu’ils font avant d’avoir le texte, et écris ensuite. Tu perdras moins de temps.
    Sauf que ça nous priverait de tes textes, ce qui serait fâcheux. Au diable les éditeurs quand, sans eux, on a les lecteurs !

  4. Vous avez remarqué les bacs à fleurs… verts … comme la cabane au fond du jardin …
    En tout cas la capacité du Maître à travailler dans une telle ambiance , si parisienne, ne doit pas lasser de nous inquiéter : radis , poireaux , pelouse , mais peut être l inspiration écolo, nous réserve t elle des surprises!
    et chouette l heure d ete : on gagne une heure de confinement!!!

  5. Comme disait mon beau-père, les bars, les bistros sont indispensables, c’est un anti- dépresseur, un anti-psychiatre, un endroit où les gens se parlent, se retrouvent, communiquent, l’être humain a besoin de social, de communication, on n’est pas fait pour être seul !

  6. Ah, la vie bouillonnante, foisonnante et passionnante des café littéraires!

    Connais-tu le Club des Poètes, 30, rue de Bourgogne, Paris 7?
    Il fut fondé par le poète Jean-Pierre Rosnay, dans les années ’60, et a été repris par le fils.
    Beaucoup de littéraires de l’époque l’ont fréquenté, et il fait depuis des soirées poétiques qui valent le détour.
    Mais attention! Ceux qui passent sur scène doivent déclamer et non lire, ce qui relève parfois que tour de force, comme lorsque une jeune fille nous a récité plusieurs pages du Cantique des Cantiques en hébreu… puis en français!
    D’autre part, comme toute personne qui vient dîner sait que c’est avant tout un café littéraire, on est tenu de se taire pendant les prestations. Eh oui! La poésie prend le pas sur la conversation!
    Nourriture entièrement faite maison. Du coup, il n’y a pas de menu, tout au plus un choix entre deux suggestions, puisque Blaise fait selon l’inspiration et le marché du jour. Les cagettes de légumes sont entassées dans un recoin, débordant de produits de saison.
    C’est bon enfant, convivial, avec ce manque d’éclairage intimiste et ces petites tables rapprochées qui incitent à la conversation discrète et à l’écoute poétique.

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