L’effet papillon

C’est au moment où le marchand allait procéder à la pesée que le papillon s’était posé sur le côté gauche du fléau, celui auquel était suspendue la petite coupelle qui contenait la poudre d’or. L’acheteur d’or, le propriétaire de la balance, n’avait rien vu, tout occupé qu’il était à disposer les poids dans l’autre coupelle avec sa petite pince. Le chercheur d’or, celui qui l’avait enfin trouvé et qui le vendait, l’avait bien vu lui, le papillon, mais il n’avait rien dit. Vous pensez, vendre un papillon au prix de l’or, c’était

inespéré, d’autant plus qu’il n’était même pas propriétaire de l’insecte.

Le soir, après la fermeture du marché, l’acheteur d’or était rentré chez lui et comme d’habitude, il avait pesé à nouveau ses différents achats de la journée. Inévitablement, pour l’un d’entre eux, il avait trouvé une différence. Oh, pas grand-chose ! A peine le poids d’un papillon. Mais au prix de l’or, ça faisait quand même une jolie somme. Il s’était dit qu’il avait dû se faire voler, et ça l’avait mis de très mauvaise humeur.

Toute la soirée, il fut exécrable, injuste, et odieux avec sa femme et ses enfants, avec les domestiques et les chiens et même avec le canari. N’en pouvant plus, le fils ainé, le plus intelligent, le plus entreprenant, celui qui devait reprendre plus tard le commerce de son père, décida de quitter définitivement sa famille le soir même.

Il partit dans la nuit, sans un adieu, son baluchon sur le dos. Il s’embarqua comme mousse (car il n’avait alors que 14 ans) sur un trois mâts en partance pour l’autre bout du monde. À mi-chemin de l’autre bout du monde, c’est à dire au milieu de nulle part, le bateau fit naufrage dans une terrible tempête. Le mousse, qui nageait très bien la brasse papillon, réussit à sauver une jeune et jolie passagère. Tous deux s’accrochèrent à une grosse épave, et parvinrent ainsi jusqu’à une île déserte accueillante où ils s’installèrent du mieux qu’ils purent. Ce qui devait arriver arriva, et, au fil des saisons, plusieurs enfants naquirent sur la plage.

Et puis, un jour, un vaisseau de haute mer apparut à l’horizon et accosta. C’était une expédition que Lord Willougby-Pritchard, le richissime comte de Slopsbury, pair du Royaume d’Angleterre et membre de la Chambre des Lords, avait lancée à la recherche de sa fille. Le Comte fut un peu contrarié de la voir rentrer au château avec une ribambelle d’enfants bronzés et dépourvus d’éducation. Il garda pourtant sa lèvre supérieure rigide, et les fit tous entrer à Cambridge, pour autant qu’ils soient des garçons. Ils y poursuivirent d’excellentes études et entrèrent dans la politique ou les affaires, comme tous les Willoughby-Pritchard depuis Elizabeth 1ère. L’ainé fut même un temps pressenti comme Ministre de l’Understatement de Sa Majesté, mais le bruit ayant couru qu’il était le petit-fils d’un chercheur d’or, il dut renoncer à la fonction. (Nous savons aujourd’hui que cette rumeur était fausse puisque son grand-père était en réalité un honorable négociant, pratiquement britannique).

Cependant, et on ne sut jamais pourquoi, le puiné déclara une passion soudaine et irrépressible qui l’amena à tout abandonner pour devenir en quelques années le plus grand et le plus fameux chasseur et collectionneur de papillons au monde. Sa collection, qui couvrait tous les murs de l’aile Ouest du château des Willoughby-Pritchard, compta bientôt plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Elle fait aujourd’hui l’admiration, toutefois mêlée d’un léger ennui, des visiteurs du British Museum auquel elle a été cédée contre le titre envié de Duke of Butterfly.

Comme quoi, pour la sécurité de l’ordre des lépidoptères, le papillon qui valait son pesant d’or aurait mieux fait d’aller se poser ailleurs.

Note importante
Si vous voulez avoir l’illustration de ce que peut être l’effet papillon par un vrai spécialiste, je vous conseille vivement la lecture de « Un coup de tonnerre », nouvelle de Ray Bradbury.
Je n’ai pas pu retrouver le texte français, mais si vous cliquez ici, vous aurez (peut-être) accès au texte anglais.
A sound of thunder

 

4 réflexions sur « L’effet papillon »

  1. Les trois commentaires ci-dessous datent d’il y a plus de 4 ans, mais j’ai aussi rétabli le lien vers le « Coup de tonnerre » de Bradbury.

  2. Ce texte merveilleux plairait beaucoup à Ilya Prigogine qui a obtenu le prix Nobel de chimie il y a 37 ans pour ses travaux sur la thermodynamique de non-équilibre où fut évoqué l’effet du papillon de New York à Tokyo!

  3. Eh bien voilà! En route pour les étoiles! (Message adressé à Monsieur Ader).

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