Le voyage à Reims

Je traine seul dans Reims où je n’ai rien à faire avant midi et demi. Il est seulement onze heures. Le soleil commence à chauffer fort et j’irais bien m’asseoir à l’ombre quelque part. Ce ne sont pas les terrasses qui manquent sur la place d’Erlon, mais j’ai assez bu de cafés pour ce matin. Un peu plus loin, calme et fraiche, la cathédrale me tend les bras. La place est presque vide. J’entre.

J’ai déjà visité plusieurs fois cette belle et grande église, point de passage obligé de l’histoire de France. Aussi, aujourd’hui, je vais directement m’asseoir dans la nef principale, comme un habitué. La lumière est belle. Il fait bon. J’essaie de me concentrer sur une improbable méditation ou une vague prière parce que, récemment, il a fait plutôt mauvais temps pour notre entourage. Dans la grande nef, assis au bord de l’allée centrale, je suis là, à essayer de penser à des gens qui n’y sont plus. Au bout de quelques minutes, je réalise que mes pensées sont parties dans tous les sens et je me surprends à regarder le plafond ou les rares touristes qui me dépassent pour remonter vers l’autel.

Au beau milieu de l’allée, à un mètre de moi, une dalle est différente des autres. Elle ne se distingue que parce qu’on y a gravé très sobrement « Ici Saint Rémi a baptisé Clovis roi des Francs ». Compte tenu de l’ampleur de l’évènement, qui allait ouvrir le royaume de France à la religion catholique, je trouve l’inscription bien modeste. Pourtant, je remarque qu’instinctivement, lorsqu’ils déchiffrent l’avertissement, les visiteurs font un écart respectueux pour éviter de le piétiner. J’ai envie de leur dire: « Vous savez, il n’y a personne là-dessous. Vous pouvez marcher dessus ».

En cette fin de Juillet 2014, le visiteur moyen de la cathédrale de Reims a soixante ans. Il porte un short, un bermuda ou, si son sexe le lui permet, un pantalon corsaire ou une jupe courte; il arbore volontiers une chemise à carreaux à manches courtes ou un polo du genre Lacoste mou. Et les chaussures ? Ah! Les chaussures! Birkenstocks, Adidas  multicolores à coussin d’air, Méphistos aérées, Tongs arc en ciel, tout est là, tout ce qui fait le charme du touriste en ville. Ce même visiteur moyen est souvent accompagné d’un sac ou assimilé: sac à dos du sportif, pochette en bandoulière du citadin ou banane de l’homme élégant.

J’en suis là de mes observations d’entomologiste charitable lorsqu’un groupe d’une douzaine de personnes passe devant moi en remontant l’allée. Ce petit groupe rassemble toutes les caractéristiques et tous le accessoires que je viens d’énumérer. Je me demande soudain où sont passées les groupes de jeunes filles suédoises ou californiennes d’autrefois? Probablement au même endroit que les neiges d’antan.

Rafraichi, reposé et un peu triste, je me lève pour sortir. Je passe devant les panneaux touristiques qui expliquent l’histoire de la cathédrale. Ils me confirment que la charpente en bois de la cathédrale, détruite pendant la première guerre mondiale, a été entièrement reconstruite en éléments de béton armé, ceci sur la demande et aux frais de M. Rockefeller.

Au moment où j’atteins la sortie latérale, un chant très doux s’élève derrière moi. Tout de suite, je pense aux haut-parleurs accrochés aux piliers un peu partout dans la cathédrale car il est maintenant d’usage de diffuser de la musique en continu dans certaines églises (un peu comme dans les ascenseurs). Mais, non ! Ce cantique ne peut provenir que de la nef que la rangée de colonnes et de piliers me cache. Je fais demi-tour et je me dirige vers l’autel par le bas-côté. Lorsque j’arrive au transept, c’est la fin du cantique. Devant moi, ma douzaine de touristes bariolés est sagement rangée, debout entre le chœur et la nef. Face aux rangées de chaises, six femmes. Derrière elles, intercalés, un degré plus haut, six hommes. Tous tiennent une feuille de papier à la main. Ils ont posé leurs sacs à dos, pochettes à bandoulière et bananes sur quelques chaises de la première rangée. Ils fixent un treizième larron qui leur fait face. Celui-là porte un pantalon long beige clair, un polo bleu ciel impeccable et des mocassins de cuir Bordeaux. C’est sûrement leur chef. Effectivement, il fait un vaste geste des deux bras et un nouveau chant commence.

Presque sur la pointe des pieds, avec des gestes d’une lenteur appuyée, des visiteurs s’insinuent entre les rangées de chaises et s’asseyent avec précaution. D’autres s’immobilisent, debout, là où le chant les a surpris. J’ai choisi la chaise la plus à gauche dans la première rangée. De cette manière, je peux voir aussi bien les visages des chanteurs que celui du chef de chœur ou ceux des spectateurs.

Ces dames, pas encore tout à fait vieilles, petites, boulottes, mal habillées, elles qui tout à l’heure, dans l’allée centrale, semblaient avoir perdu toute grâce,  ces femmes ont des voix d’enfants. Ces hommes qui les accompagnent  leur ressemblent. Leurs voix sont à peine plus graves, mais plus rondes. Ils ferment les yeux pour ne pas se perdre dans le canon, ils dodelinent de la tête pour sentir le rythme, ils arrondissent la bouche pour prolonger le son. Le chef de chœur les accompagne plus qu’il ne les conduit. L’amplitude et la lenteur des mouvements de ses bras, les balancements de son buste, l’immobilité du bas de son corps donnent l’impression qu’il conduit sa chorale fixé au fond de l’océan par dix mètres de profondeur. Lui ne chante pas, mais il articule soigneusement et silencieusement chaque parole du cantique. De temps en temps, il sourit largement. Il est heureux.

Je ne suis pas musicien. Je ne sais pas décrire une musique, une mélodie, ou une petite phrase dans une sonate. Mais je sais ressentir que l’émotion est palpable. Elle a saisi toute la cathédrale.

Un cantique s’achève ; un instant de silence, troublé par quelques bruits de chaises qui s’agitent ; une porte lointaine claque ; un léger murmure parmi les choristes ; ne note, une seule pour donner le ton ; encore un silence et un nouveau cantique commence. Ce sera le dernier.

Il monte, d’abord doucement, lentement, sans rythme, puis il s’élève un peu sur quelques courtes mesures. La musique devient légère, bondissante comme une danse campagnarde. Mais, derrière la danse, monte à nouveau le thème du début qui enfle et résonne à travers la cathédrale. Les voix des hommes et des femmes, puissantes, ne se distinguent plus. Enfin, elles se séparent pour un canon majestueux qui reprend sans cesse le mot Amen, de plus en plus doucement, de plus en plus lentement, pour finir sur une seule note prolongée qui se noie dans l’écho.

Chorale

Silence…on hésite à applaudir. Quelques-uns osent, timidement. Le chef se retourne, salue brièvement de la tête. Il prononce un seul mot dont on entend juste la fin : -…sssiii. Les choristes ont repris leurs sacs à dos, pochettes à bandoulière et bananes. Leur petit groupe descend l’allée centrale et disparait dans l’ombre du sas de l’entrée principale.

Une fois dehors, un autre que moi sourira à son tour devant leurs sacs à dos, leurs pochettes et leurs bananes et les prendra pour un groupe de touristes ordinaires.

Une réflexion sur « Le voyage à Reims »

  1. Le moine ne fait pas l’habit!
    Mal heureux qui se fie aux apparences…
    Il est bon de le reconnaître de temps à autres…

    Celui dont il ne faut jamais dire qu’on ne boira pas de son eau.

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