T’as vu la gueule de Houellebecq ? Critique aisée 48

Soumission
Michel Houellebecq, Flammarion 2015, 300 pages, 21€

 Si les événements de Charlie, Montrouge, Vincennes, et Dammartin, en espérant que la liste s’arrête là, n’avaient pas eu lieu il y a quelques jours, voilà le titre que j’aurais donné à ma critique de Soumission, le dernier Houellebecq : T’as vu la gueule de Houellebecq ?

T’as vu la gueule de Houellebecq ?
Ç’aurait été une bonne accroche, déjà répandue et bien acceptée par le bon public dès avant la sortie officielle du livre. Honnêtement, en parlant de Houellebecq ces jours-ci, je veux dire avant Charlie, combien de personnes ne vous ont pas dit : « T’as vu la gueule de Houellebecq ? » Je suis prêt à parier que pas une seule ne s’est privée de faire cette remarque, en ces termes mêmes ou selon des variantes dépendant de l’âge, du sexe, de l’éducation, du quartier, ou même du moment de la journée.

T’as vu la gueule de Houellebecq ?
C’est vrai qu’il n’est pas beau Houellebecq. Déjà au départ, jeune ou pas encore vieux, il était plutôt petit, malingre et mal coiffé. Il ne faisait rien pour ressembler à Le Clezio. Balbutiant, grommelant, de mauvaise humeur, déstabilisateur de journalistes, renverseur d’idées reçues, il ne faisait rien non plus pour ressembler à d’Ormesson. Décourageant ! Mais on avait fini par s’y habituer et par lire ses bouquins pour ce qu’ils étaient.
J’en avais entendu un peu parler, mais je n’avais jamais lu Houllebecq lorsque, il y a quelques années, j’entendis une émission du Masque et la Plume qui, ce jour-là, abordait comme dernier ouvrage à dépecer Plateforme qui venait de sortir. Je crois que c’est Arnaud Viviant qui avait ouvert le feu. Arnaud Viviant est un excellent critique littéraire, très cultivé (c’est quand même un minimum), souvent joyeux (c’est sympathique), plein d’humour (c’est un plus très important), passionné et volubile, très passionné, très volubile. Je lui reprocherais seulement de se laisser parfois emporter par ses opinions politiques, car ce ne sont pas les mêmes que les miennes. C’est pourquoi je ne fus pas surpris quand il aborda le sujet à peu près en ces termes: « Alors là ! (Viviant commence souvent par « Alors là ! « ) Alors là ! Houellebecq est un type extrêmement désagréable, tout à fait antipathique, pessimiste, grinçant, ayant nettement tendance à se foutre de la gueule du monde et politiquement indéfendable. Mais… mais…, continua Viviant, en prenant son temps et avec du rire dans la voix, mais, bon sang, quel plaisir de lire une telle langue française, une telle clairvoyance ironique, un tel…. » J’ai oublié la suite du dithyrambe, mais il ne s’arrêtait pas là. Beigbeder prit la suite sans se faire prier ni reprendre les réserves politiques. Les deux autres critiques, dont j’ai oublié qui ils étaient ce jour-là, ne firent qu’en rajouter. Même Jérôme Garcin, le maître de cérémonie, ne se sentit pas le courage d’apporter son bémol habituel quand l’engagement de l’auteur du bon côté de l’hémicycle n’est pas assez évident. C’en était fait de moi. J’achetai Plateforme le jour même, puis Les Particules, puis L’Extension, puis La Possibilité d’une Île, La Carte et le Territoire, et enfin, bien sûr, Soumission.

Non mais, t’as vu la gueule de Houellebecq ?
Vous aurez compris que cette question, quand elle vous est posée, n’est pas destinée à attirer votre attention sur l’aspect physique de l’écrivain, mais plutôt à vous interpeller sur cette question : « Comment peut-on écrire des choses lisibles quand on a une gueule pareille ? » Ou encore celle-ci : « Comment peut-on faire gagner de l’argent à un type aussi antipathique en achetant ses livres ? » Ou enfin, plus sérieux :  » Il ne parait pas possible d’écrire des choses ayant une quelconque valeur littéraire quand on se laisse aller comme lui dans un processus d’autodestruction ! »

Ce sont là questions et remarques intéressantes, que n’aurait probablement pas désavoué Sainte-Beuve, lequel disait en substance qu’on ne peut pas apprécier l’œuvre d’un écrivain sans connaître tout de sa vie privée. La Sainte ne parlait pas de l’aspect physique des auteurs mais, si elle revenait dans notre siècle d’apparence, de débats télévisés et de fitness club, elle n’y manquerait certainement pas.

T’as vu la gueule de Houellebecq ?
Et toi, t’as vu la gueule de Dante, de Verlaine, de Baudelaire, de Sartre (Bon, je n’aime pas beaucoup Sartre, mais c’était quand même un écrivain !) ?
Je ne suis pas du tout certain que Céline ait été sympathique, ni Flaubert, ni Proust. Par contre, j’ai vu la gueule de Musso… plutôt beau mec !
Oui, j’ai vu la gueule de Houellebecq, et humainement, ça m’a même fait de la peine pour le bonhomme, et très égoïstement, j’ai souhaité qu’il parvienne à écrire encore trois ou quatre bouquins avant d’achever complètement son suicide.
Donc, j’ai acheté Soumission, malgré l’absence de dents de son auteur.
Et je l’ai lu, avant, pendant et après les événements cités au début de cet article.
Et je vais vous en parler, en espérant que les dits évènements n’auront pas trop perturbé mon jugement.

Soumission, le pitch.
Si vous ne savez pas que l’histoire se situe en 2022, autrement dit dans sept ans d’ici, avant, pendant et après l’élection présidentielle qui aura lieu cette année-là, si Dieu nous prête vie, si vous ne savez pas qu’un président de confession musulmane y sera élu, si vous ne savez rien de tout ça, c’est qu’Électricité de France vous a coupé le courant depuis trois semaines, que le marchand de piles de la rue Delambre est fermé pour travaux depuis Noël, et que, dans votre journal favori, vous ne lisez que la rubrique football.
Par contre, si vous savez ça, vous savez aussi que, avant même de l’avoir lu, la bien-pensance officielle et médiatique a établi et répandu ses éléments de langage, panoplie sans laquelle on ne peut plus sortir dans le monde aujourd’hui. Ces éléments tournent autour de cette idée : ce livre est inopportun.
Inopportun : j’ai entendu ce mot pour la première fois sortant de la bouche d’un critique littéraire s’annonçant comme de France Culture et ex-Mediapart (avec ce qualificatif du roman, il va surement se rabibocher avec Plenel, la machine à amalgames, le serpent à moustache d’acier et à rictus hypnotique, l’homme à qui Soumission a donné la nausée).
Inopportun. Joli mot, apparemment calme, modéré, pondéré, poli, opportun. Joli mot, inopportun, mais qui signifie aussi regrettable, importun, à ne pas acheter, ne pas lire, ne pas distribuer, nuisible, à éliminer,
En effet, compte tenu de la montée inexorable du Front National et du sentiment identitaire qui l’accompagne, ce livre est inopportun. Compte tenu de l’importance primordiale d’éviter tout amalgame, ce livre est inopportun. Compte tenu que, en ces temps dangereux, il ne faut désespérer ni Billancourt ni Boboland, ce livre est inopportun.
A ces arguments de haute tenue morale à défaut de grande valeur littéraire, on ne tardera pas à ajouter de plus en plus clairement que les évènements survenus chez Charlie montrent bien que ce livre était inopportun.

Y-a-t-il une critique plus ridicule que de qualifier une œuvre romanesque d’inopportune ?
Le Meilleur des Mondes, La Ferme des Animaux et 1984 étaient-ils des romans inopportuns ? Comment ces romans ont-ils été accueillis lors de leurs sorties en 1932, 1945 et 1950 ? Je parierais bien qu’on les a qualifiés de rétrogrades, d’anti-progrès, et même d’anti-communistes primaires. (A l’époque, la langue de bois n’était ni polie ni policée au point que l’on puisse dire inopportun sans faire rigoler tout le monde.)
Personnellement, je trouve préférable de réfléchir aux possibles avec La Ferme des Animaux que de constater un passé avec Une journée d’Ivan Denissovitch (quoi que ce récit soit un des meilleurs livres que j’aie jamais lu).

Donc, Soumission est une dystopie. (Si vous ne savez pas ce que c’est qu’une dystopie, ce qui était mon cas la semaine dernière, disons pour faire bref que c’est une utopie négative). Elle est à prendre comme telle, c’est-à-dire comme une œuvre littéraire de fiction qui extrapole une réalité pour en dresser une critique. Quelque chose de Candide, plutôt dans le sens voltairien que dans le sens naïf.

Soumission, le livre
Ceci dit, passons au livre. Son héros est maitre de conférences à l’université Paris III. Il est du mauvais côté de la quarantaine. Comme tout personnage principal Houellebecquien, il est plutôt désabusé, pas mal intellectuel, un peu cynique, un brin lucide, et assez orienté sur le sexe. Muni de ces qualités, il vit une vie bien plan-plan, dans le monde bien clos et bien douillet de l’université. Il rencontre quelques collègues qui l’ennuient, couche avec quelques étudiantes interchangeables, et se prépare des plats surgelés qu’il mange en buvant du Rully. Et tout pourrait continuer comme ça pendant encore trois ou quatre quinquennats. Oui, mais voilà : un président musulman est élu. Je ne vous dirai pas comment, mais sachez que c’est en douceur et avec l’appui des fameux partis de gouvernement. En quelques pages, le pays glisse progressivement, subtilement et sans douleur vers la mise en place et l’acceptation de la loi musulmane. C’est l’histoire d’une reddition molle, d’un asservissement doux. Et cela commence avec les femmes et l’éducation. Si le roman n’explique pas très bien comment les femmes sont amenées à accepter leur nouvelle situation, le processus d’enveloppement du monde enseignant et les raisons pour lesquelles ce corps cède aussi facilement sont presque plausibles et parfaitement décrits, et ce serait faire injure à la littérature que de le paraphraser ici.

Je ne suis pas certain que Soumission soit le meilleur livre de Houellebecq. Je suis même certain du contraire, le meilleur pour moi restant Plateforme, suivi de près par La Carte et le Territoire.
Mais c’est sans aucun doute le plus sombre, le plus nihiliste, le plus angoissant.

Une réserve cependant : de manière incompréhensible, j’ai trouvé des passages entiers où le style, d’habitude toujours brillant par sa simplicité et sa concision, n’était plus là.
Mais ce ne sont que quelques passages.

Voici par contre quelques perles…

Sur la littérature :

Autant que la littérature, la musique peut déterminer un bouleversement, un renversement émotif, une tristesse ou une extase absolue ; autant que la littérature, la peinture peut générer un émerveillement, un regard neuf porté sur le monde. Mais seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit, avec l’intégralité de cet esprit, ses faiblesses et ses grandeurs, ses limitations, ses petitesses, ses idées fixes, ses croyances ; avec tout ce qui l’émeut, l’intéresse, l’excite ou lui répugne. Seule la littérature peut vous permettre d’entrer en contact avec l’esprit d’un mort, de manière plus directe, plus complète et plus profonde que ne le ferait même la conversation avec un ami – aussi profonde, aussi durable que soit une amitié, jamais on ne se livre, dans une conversation aussi complètement qu’on ne le fait devant une feuille vide, s’adressant à un destinataire inconnu.

Sur le métier d’enseignant :

Je n’avais jamais eu la moindre vocation pour l’enseignement – et, quinze ans plus tard, ma carrière n’avait fait que confirmer cette absence de vocation initiale. Quelques cours particuliers donnés dans l’espoir d’améliorer mon niveau de vie m’avaient très tôt convaincu que la transmission du savoir était la plupart du temps impossible ; la diversité des intelligences, extrême ; et que rien ne pouvait supprimer ni même atténuer cette inégalité fondamentale. Peut-être plus grave encore, je n’aimais pas les jeunes – et je ne les avais jamais aimés, même du temps où je pouvais être considéré comme faisant partie de leurs rangs. L’idée de jeunesse impliquait me semblait-il un certain enthousiasme à l’égard de la vie, ou peut-être une certaine révolte, le tout accompagné d’une au moins vague sensation de supériorité par rapport à la génération que l’on était appelé à remplacer ;

Sur Jean-François Copé :

Hâve, mal rasé, la cravate de travers, il donnait plus que jamais l’impression d’avoir été mis en examen au cours des dernières heures.

Sur François Hollande :

A l’issue de ses deux quinquennats calamiteux, n’ayant dû sa réélection qu’à la stratégie minable consistant à favoriser la montée du Front national, le président sortant avait pratiquement renoncé à s’exprimer, et la plupart des medias semblaient même avoir oublié son existence. Lorsque, sur le perron de l’Elysée, devant la petite dizaine de journalistes présents, il se présenta comme le dernier rempart de l’ordre républicain, il y eut quelques rires, brefs, mais très perceptibles.

Sur François Bayrou :

Ce qui est extraordinaire chez Bayrou, ce qui le rend irremplaçable, poursuivit Tanneur avec enthousiasme, c’est qu’il est parfaitement stupide, son projet politique s’est toujours limité à son propre désir d’accéder par n’importe quel moyen à la « magistrature suprême », comme on dit ; il n’a jamais eu, ni même feint d’avoir la moindre idée personnelle ; à ce point, c’est tout de même assez rare.Ca en fait l’homme politique idéal pour incarner la notion d’humanisme, d’autant qu’il se prend pour Henri IV, et pour un grand pacificateur du dialogue interreligieux ; il jouit d’ailleurs d’une excellente cote auprès de l’électorat catholique, que sa bêtise rassure.

Au fur et à mesure de votre lecture, vous en trouverez beaucoup des comme ça, sur les hommes, le monde universitaire, la société en général.
Souvent drôle. Drôle et désespérant. Mais pas inopportun.

3 réflexions sur « T’as vu la gueule de Houellebecq ? Critique aisée 48 »

  1. Les médias ont fait beaucoup pour la publicité de ce livre, je mettais dit que je lirais comme cela un livre de Houellebeck et vous m’avez convaincu, aujourd’hui je vais en ville l’acheter. Au fait as- tu quelqu’un autour de toi qui est aller le voir dans le film où il jouet ? Un dépressif peut-être ?

  2. Je voudrais ajouter un commentaire oublié précédemment et que je tenais pourtant à exprimer à propos des sujets soulevés par Houellebeck: celui de la décadence annoncée des civilisations occidentales. Vaste sujet!

  3. Je viens de lire cette critique. Il est un peu tard pour laisser un commentaire aujourd’hui Vendredi 16 janvier alors que cette critique est parue seulement deux jours plus tôt. Mais je ne souhaitais pas la lire avant d’avoir lu moi même la Soumission et me faire ma propre opinion. En gros, je suis d’accord. Zut alors! J’aurais tant aimé débuter mon commentaire par « I beg to differ » qui est une expression bien Anglaise que j’affectionne pour exprimer son désaccord, exprimer une opinion personnelle tout en respectant l’opinion adverse et sans aucune intention de convaincre. Pour ma part, je ne suis certainement pas un houellebechien averti et encore moins un critique littéraire. J’ai lu trois (pour sûr) ou quatre (mais j’ai oublié le titre de celui-là) romans de Houellebeck dont j’ai pour tous apprécié le style, la modernité, ou devrais-je dire la contemporalité, et le transport imaginaire de l’histoire. Je pense bien qu’il a quelque problèmes à régler avec sa bite (« au fond le seul de mes organes qui ne se soit jamais manifesté à ma conscience par le biais de la douleur, mais par celui de la jouissance »), mais peu importe. Houellebeck est intelligent (c’est aussi un ingénieur agronome, ha ha!) et Soumission invite à réfléchir, surtout à la lumière des événements récents, sur toute sortes de sujets dignes d’être abordés, par exemple celui du rôle de la religion aujourd’hui (cf Malraux), de la place des traditions culinaires (cf Petitrenaud) ou politiques (façon Marie-France Garaud et Pierre Juillet que j’ai cru reconnaître) pour sauver la patrie, et bien sûr le rôle de la bite dans tout ça dont la soumission à la religion catholique ne semble pas pouvoir apporter la solution au problème, mais dont la solution se trouve peut-être (attention: ce peut-être est important) dans la soumission à l’islam, et tout ça selon Houellebeck bien sûr. Oui, j’ai bien aimé ce roman.

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