Et Pan sur le Nouveau Roman

Attention, c’est compliqué, mais ça vaut le coup!

Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque, puisque c’est sous de petites choses comme celles qu’elle note que la réalité est contenue (la grandeur dans le bruit lointain d’un aéroplane, dans la ligne du clocher de Saint-Hilaire, le passé dans la saveur d’une madeleine, etc.) et qu’elles sont sans signification par elles-mêmes si on ne l’en dégage pas ?
Peu à peu conservée par la mémoire, c’est la chaîne de toutes les impressions inexactes, où ne reste rien de ce que nous avons réellement éprouvé, qui constitue pour nous notre pensée, notre vie, la réalité, et c’est ce mensonge-là que ne ferait que reproduire un art soi-disant « vécu », simple comme la vie, sans beauté, double emploi si ennuyeux et si vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate, qu’on se demande où celui qui s’y livre trouve l’étincelle joyeuse et motrice, capable de le mettre en train et de le faire « avancer dans sa besogne. La grandeur de l’art véritable, au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l’avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie, par conséquent, réelle « réellement vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ». Ressaisir notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision.

Extrait de « A la Recherche du Temps Perdu »
Le Temps Retrouvé. Marcel Proust.

5 réflexions sur « Et Pan sur le Nouveau Roman »

  1. Je n’ai rien lu d’aucun des trois et je m’en réjouis.

  2. Je pense que, dans ce texte, Proust écrit en tant que critique littéraire et non en critique de la société. Il s’opposait à une tendance de son époque, tendance qui a ressurgi dans les années 50, et qui consistait à dépouiller la littérature de fioritures romanesques et inutiles, telles que la description des sentiments ou des caractères. Cette école voulait parvenir à une littérature faite uniquement de descriptions sèches et d’exposés objectifs, la littérature de notations. Dans ce genre, au milieu du XXème siècle, nous avons eu Simon, Butor, Sarraute qui, il faut bien le dire, ne nous ont pas fait rigoler tous les jours.

  3. Je comprends, où crois comprendre, ce que dit Proust ici, surtout quand il oppose aux choses réelles, et simples après tout car relevant simplement de la vie, « l’imperméabilité de la connaissance conventionnelle ». Il a raison. Voilà l’ennemi: les conventions, le conformisme à la pensée unique, le charabia des soit-disant pédagogues qui décrètent qu’il faut acclimater les jeunes au « milieu aquatique profond standardisé » plutôt que dire qu’il faut donner à ces mêmes jeunes des leçons de natation dans les piscines, la dérision préférée à l’enthousiasme (j’ai eu l’occasion de citer Stendhal à ce propos il n’y a pas longtemps), voilà ce que j’ai compris que Proust rejettait plus haut sans y voir une attaque du Nouveau Roman que d’ailleurs je ne connais pas. Et si j’ai bien compris, alors j’approuve Proust.

  4. Les ouvrages de critique littéraire sont à mon avis ceux qui sont les plus rébarbatifs à lire, et ce passage n’est pas facile. J’avais d’ailleurs fait précéder le texte d’un avertissement.
    Dans la Recherche, il y a quelques passages, assez peu nombreux, qui sont de ce genre, critique d’art, et plus particulièrement de littérature. Dans ce domaine, « Contre Sainte-Beuve », du même petit Marcel, est plus abordable.
    En publiant ce petit bout, je voulais donner une caution gigantesque à ce que je pense souvent d’une certaine littérature qui m’ennuie parfois beaucoup, le Nouveau Roman (plus si nouveau que ça puisqu’il date des années 50), qui se limite souvent pour moi à des exercices de virtuosité.

  5. J’allais écrire quelque chose de méchant, mais après une deuxième lecture (je crois qu’une troisième ne sera pas nécessaire) j’ai compris. Ouf! Mais pour autant, je ne me lancerai pas dans la lecture complète du Temps Perdu (j’ai quand même lu les trois premiers tomes en son temps).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *