Le bon, la brute et les enfants (Texte intégral)

Exercice de style

L’exercice consiste à prendre une histoire simple et à la raconter de plusieurs manières aussi différentes que possible. Voici sept façons de raconter l’histoire du Bon, de la Brute et des Enfants : dans l’ordre, sous forme de simples notations, puis sous forme sentimentale, puis de manière auditive, ensuite de manière négative, à la façon d’un télégramme. Vient ensuite une forme plus évoluée, la forme Proustienne. On terminera de manière plus sombre, à la Série Noire.

Le bon, la brute et les enfants

1-Notations

Assis à la terrasse du tabac le Week-End, je prends mon café-croissant. Il fait beau.
Un camion de livraison de bière se gare devant la terrasse. Le livreur est un jeune costaud. Il porte un sweatshirt moulant blanc sale. Son crâne est rasé et ses bras sont couverts de tatouages. Il a l’air pressé et de mauvaise humeur. Il débarque ses tonneaux bruyamment. Il m’est antipathique.
Des enfants d’un lycée voisin passent en groupe. Ils vont au Luxembourg. Leur passage empêche l’homme de continuer son débardage. Ils passent par deux entre le camion et la terrasse. Entièrement occupés par leurs conversations, ils ne voient rien autour d’eux. Le livreur les regarde passer, debout sur son plateau. Il sourit. Parfois, il leur fait une farce en leur touchant la tête. Alors l’enfant cherche en riant d’où lui vient ce contact.
L’atmosphère du jour a changé.

2-Sentimental

Hier matin, café-croissant-Proust dans un café-tabac de la rue Gay-Lussac. La salle est largement ouverte sur la rue. Un camion se gare devant le café le long du trottoir qui, à cet endroit, est assez étroit. La porte latérale est ouverte par un gros livreur, rasé plus que chauve, 30 ans, tatoué. Il décharge brutalement des cartons volumineux et les rentre dans le café en les faisant glisser sur le sol. Au bout de quelques minutes, il est interrompu dans son travail par un cortège d’enfants de 8 à 10 ans, accompagné par quelques adultes. Ils vont sans doute au Luxembourg. Je m’attends ce que le livreur soit au moins agacé par ces gamins qui retardent sa tournée. Au contraire, il les observe avec amusement et tendresse en souriant du haut de son camion. Les enfants, tout occupés de leurs conversations, ne le voient même pas. De temps en temps, il touche l’épaule ou le crâne de l’un d’entre eux pour qu’il se retourne et cherche d’où vient ce contact. Le manège s’achève avec la fin du cortège. Le tatoué reprend ses manœuvres brutales. Ce livreur, je l’aime ; il vient de changer la nature de ma matinée.

3-Auditif

A la terrasse du café-tabac de la rue Gay-Lussac, le bruit de la circulation se mélange aux chants des oiseaux, aux soufflements de la machine à expresso et aux conversations tronquées des passants pour former une douce polyphonie. De temps en temps, ma cuillère fait sonner ma tasse de café. Le tacatac du moteur diesel d’un camion de livraison qui se gare devant le café vient troubler cette harmonie. Un chauffeur-livreur à l’air brutal et peu sympathique saute de la cabine, claque bruyamment sa portière et hurle au patron qu’il vient livrer de la bière.
-Ça marche ! crie le patron.
Le livreur est debout sur le plateau. Sortant du casque qui est collé à ses oreilles, je peux entendre les chuintements lourdement rythmés de la musique stupide qui lui détruit les tympans. De ses gros bras couverts de tatouages, il balance les fûts sur le trottoir dans un bruit d’enfer.
Alors, un murmure de jeunes voix se fait entendre et grossit. Ce sont des enfants en cortège qui descende vers le Luxembourg. Ils passent en bavardant deux par deux dans le passage rétréci entre le camion et la terrasse. Dans le café, tout se tait pour écouter leur merveilleux babillage. Le livreur a arrêté le déchargement des fûts et, du haut de son camion, il observe les enfants en sifflotant. Maintenant, il les regarde en souriant avec attendrissement. Parfois il touche le haut de la tête de l’un d’entre eux en chantant « coucou». Alors l’enfant est surpris, cherche d’où vient la farce et rit.
Des anges sont passés. Le ton de la journée a changé. J’aime ce livreur.

4-Négatif

Ce n’est pas le soir que je ne prends pas un thé sans pâtisserie à l’intérieur d’un bureau de poste. C’est le matin, c’est dans un bistrot, c’est un café avec croissants et ce n’est pas à l’intérieur car il ne fait ni mauvais ni froid.
Un livreur, qui n’est ni élégant, ni chevelu, ni silencieux ni sympathique, n’a pas choisi une autre heure pour ne pas livrer le café d’en face. Il n’a pas l’air d’avoir de temps devant lui, donc il ne pose pas délicatement ses fûts sur le trottoir.
Une bande d’enfants ne passe pas devant le café en ordre dispersé, mais en groupe. Ils ne sont pas silencieux et ne se préoccupent pas du tout de ce qui se passe autour d’eux. Le non-sympathique livreur ne continue pas ses manœuvres et ne prend pas un air excédé ni impatient. Il ne regarde pas  cette troupe avec animosité, parfois, il ne touche pas l’épaule d’un enfant, mais le haut de sa tête pour le surprendre. L’enfant n’a pas peur, ne crie pas, mais rit. La journée n’est pas finie. Elle ne sera pas moche.

5-Télégraphique

Suis assis au café-tabac /STOP/ Ai commandé un café croissant /STOP/ Camion de livraison se gare devant terrasse/STOP Chauffeur costaud tatouages et crâne rasé /STOP/ Objectif livraison de fûts de bière /STOP/ Opération bruyante emmerde tout le monde /STOP/ Groupe d’enfants en route pour jardin passe entre camion et terrasse/STOP/ Discutent entre eux sans rien voir /STOP/ Chauffeur pas sympa se dit stop /STOP/ Stoppe son travail/STOP/ Regarde passer les enfants et leur fait des farces /STOP/ Chauffeur livreur sourit /STOP/ Moi aussi /STOP/ Journée transformée /STOP/

6-Proustien

Longtemps, je me suis assis de bonne heure à la terrasse de cet établissement de la rue Gay-Lussac, pour y déguster ma première coupe de champagne dans laquelle je laissais s’amollir une petite madeleine dorée et joufflue parmi les fines bulles qui montent en colonnes élégantes et spiralées dans ce breuvage aristocratique.
Je pensais déjà à la morne journée qui s’étendait presque indéfiniment devant moi et qui me séparait encore du souper mondain qui m’attendait ce soir dans un hôtel du Faubourg Saint-Germain, quand une voiture à chevaux vint s’arrêter devant ma table, obstruant ma vue sur les jeunes filles en fleur qui, à cette heure matinale, descendent en cortège vers le Luxembourg en faisant virevolter leurs ombrelles multicolores.
La voiture était conduite par un de ces hommes du peuple, de ceux que l’on nomme Fort-des-Halles et dont les muscles sont ornés par des artistes forains que l’on rencontre dans ces lieux où les gens du monde ne vont qu’en bande pour goûter aux charmes acidulés de la canaille. La voiture était chargée de fûts rebondis et probablement fuyards, car l’odeur qui montait à présent de la carriole révélait que leur contenu devait être fait de bière, ce liquide fermenté si semblable au champagne par la couleur mais si différent par le goût et par l’usage qui en est fait.
Juché sur la voiture, l’homme laissait tomber les fûts sonores les uns après les autres sur le trottoir, sans prêter aucune attention aux réactions que ces bruits provoquaient parmi les chevaux de l’attelage et les clients de l’établissement.
Les jeunes filles étant devenues pour moi invisibles par la mauvaise grâce de l’homme de peine et le cours de mes pensées bouleversé par son bruyant manège, je sentais monter en moi une antipathie grandissante envers la brute en même temps que les premiers signes du malaise respiratoire qui ne manquerait pas de me gagner si ce supplice devait se prolonger encore quelques instants.
C’est alors que, du haut de la rue, me parvint un bruit grandissant que je ne pus identifier immédiatement. Il ressemblait presque à celui que font ces petits torrents de moyenne montagne quand ils charrient quelques galets dans leurs tourbillons. Aux premières têtes qui apparurent à l’angle de la terrasse, je compris que ce bruit charmant était celui des pas et des bavardages d’un groupe de jeunes garçons partant au jardin sous la conduite de leur instituteur.
L’espace restreint qui leur était laissé entre la terrasse et la voiture du livreur, encore réduit par la présence au sol de quelques tonneaux délaissés, ralentit la marche des enfants et les obligea à passer l’obstacle deux par deux, ce qui ne troubla nullement leurs conversations, mais prolongea le passage de leur petite troupe devant le livreur en l’empêchant de poursuivre sa tâche exaspérante.
J’observais alors le livreur, qui était maintenant debout sur le plateau de sa voiture, les poings sur les hanches, et contemplait de haut les jeunes têtes qui passaient devant lui. Lorsque je vis que, contrairement à mon attente, il n’affichait pas un air hostile, excédé ni même impatient mais, qu’en fait, il souriait d’un air attendri au spectacle qui lui était donné, mon ressentiment à son encontre fondit aussitôt. Quand, par plaisanterie, il se mit à toquer doucement de son index recourbé le sommet du crâne de certains des enfants, et que ceux qui étaient ainsi touchés se mirent à chercher en riant d’où pouvait bien venir le coup farceur, je me pris à l’aimer.

C’est le fait des anges qui passent que de changer notre façon de voir les hommes.

7-Série Noire

Si vous n’êtes jamais allé dans le Bronx, continuez comme ça. Mais si un jour, par un effet pervers de travaux routiers, vous deviez traverser ce quartier de New York pour vous rendre de JFK à Manhattan par exemple, renfoncez-vous dans le creux de la banquette de votre taxi, ouvrez en grand le New York Times, plongez y votre nez et ne regardez pas dehors. Si par malheur vous deviez absolument vous y rendre et que vous  passiez du côté du carrefour Brook /  148ème, vous avez des chances, ou plutôt, des risques de m’y rencontrer. Je traine tous les jours dans le coin, plus précisément vers chez Matt, ou encore plus précisément devant le bar du « Matt’s cocktail lounge ». Si jamais vous entriez dans l’établissement, vous seriez tout d’abord surpris par le décalage abyssal qui existe entre  le standing du lieu et son appellation de  « cocktail lounge ». L’élégance du mot devait refléter les ambitions de Matt et les espoirs qu’il avait mis dans sa boite quand il l’avait ouverte une demi-douzaine d’années plus tôt. C’est l’effet habituel du Bronx que de dissoudre ce genre de rêve.

La deuxième chose qui pourrait vous surprendre, c’est l’aspect du type qui est assis au bar à la place du fond et qui parle à sa bouteille de Milwaukee’s Best Premium. (Elle doit s’appeler Premium parce que c’est la première dans le classement des bières par ordre de prix croissant.) Un mètre quatre-vingt-quinze,  cent-quinze kilos, chaussures de cuir avachies, chemise à carreaux flottant sur un jean usé mais véritable, l’ensemble, homme et vêtements, ayant l’air très fatigué. Le type assis au bar là-bas, c’est moi. Ça doit bien faire une paire d’années que je suis devenu le client officiel de Matt et, lui, mon meilleur ami.

Comment j’en suis arrivé là ? C’est une longue histoire qui demanderait bien trois ou quatre Milwaukees, mais qu’on peut aussi résumer comme ça si vous n’avez pas les moyens de me les offrir: Père militaire, mère partie, Northern Arizona State College, puis Northern Arizona University, quaterback de l’équipe de football, bel avenir professionnel, genou et avenir bousillés par un arrière de l’équipe de Penn State dans une demi-finale du Sugar Bowl. Nouveau départ à Los Angeles derrière une fille accueillante, tentative de création d’une agence de détective privé, récupération de créances, filatures minables, et puis la belle affaire, qui tourne mal. Enfin, la fuite à New-York, caché dans la foule.

Pourquoi j’ai choisi le Bronx ? En réalité, personne ne choisit le Bronx. On y est né ou on y tombe. Moi, je suis tombé un soir devant chez Matt et j’ai pris racine. Depuis, je suis là une bonne partie de la journée, comme si j’étais à mon bureau, à chercher des occasions de me faire quelques dollars, pas trop malhonnêtement si possible, comme impressionner des débiteurs négligents, conduire une voiture au garage, accompagner un maigrichon dans une affaire délicate. Ça me permet tout juste de payer de temps en temps ma chambre de la 146ème, un ou deux repas et quatre ou cinq bières par jour, en attendant que les choses se tassent, disons dans quatre ou cinq ans, et que je puisse retourner à Los Angeles, dans la Cité des Anges, au soleil.

A propos de soleil, comme aujourd’hui il fait beau et que je suis le seul client, Matt a sorti une petite table et deux chaises métalliques sur le trottoir où il m’a rejoint avec deux cafés, compliments de la maison. Gallagher, le flic irlandais, est passé devant nous au ralenti dans sa voiture de ronde. Il a décidé de ne pas relever l’infraction. Il y a des jours comme ça, même dans le Bronx. Après une heure ou deux à regarder passer les voitures, on était bien, surtout parce que Matt avait décidé d’aggraver la faute en sortant quelques bières.

C’est alors qu’il est arrivé, comme un gros nuage de pollution dans mon ciel bleu.

C’était Al Wheeler, le privé chic de Beverly Hills. Ce bon vieux Al, avec sa carrure de coureur de 100 mètres, ses chaussures à 800 dollars, ses chemises de sport Ermenegildo Zegna, ses lunettes de soleil Dolce Gabana et son teint perpétuellement halé. Une ordure de première, Al, un type qui vendrait sa sœur pour se faire quelques dollars, mais qui en plus ne livrerait pas. Un salopard spécialiste du nettoyage des écuries d’Augias de Malibu à West Hollywood. Un malfaisant qui m’avait branché sur l’affaire Collinson et  qui s’était débrouillé pour me faire porter le chapeau quand elle avait mal tourné. Quand il est descendu de sa voiture de location, un cabriolet Mercedes de taille respectable, la silhouette d’Al Wheeler sur Brook Avenue détonait autant que celle d’une pom-pom girl au milieu d’un camp de réfugiés. Il m’a adressé son large sourire californien, vous savez, celui qui vous dit « Je pète la santé, je me fais blanchir les dents et je suis plein aux as. Pourquoi que tu fais pas pareil ? ». (Malgré ses beaux habits, Al a toujours manqué de classe dans sa façon de parler.)

Devant ce sourire en 16 / 9ème, je sens toute ma vieille haine contre lui remonter en moi. Je revois Los Angeles et tous ces mois de boulots minables à essayer de rester honnête. Je revois cette affaire si prometteuse où je me suis fait manipuler par Wheeler et Collinson jusqu’à être mouillé-trempé dans l’affaire des pots de vins du South Gate Freeway. Je revois ma lettre au District Attorney qui balançait tout le toutim avec les noms et les sommes versées. Je revois mes galères new-yorkaises depuis deux ans et je vois l’état dans lequel je suis aujourd’hui. Tout ça, c’est à Al que je le dois.

A le voir comme ça, lui, il n’a pas l’air de m’en vouloir. Pourtant, il n’a surement pas oublié que deux ans plus tôt, quand j’ai quitté L.A. en urgence pour échapper aux sbires de Collinson, dont les meilleures intentions à mon égard étaient de me casser les genoux, je suis parti au volant de sa Porsche Panamera avec sa petite amie du moment après avoir ravagé son bureau en duplex de Wilshire Boulevard. Comme j’ai planté la Porsche un peu plus tard entre Columbus et Pittsburgh et que la fille m’a lâché aussitôt après, je ne suis pas vraiment en mesure de les lui rendre. Alors, aujourd’hui, il se pourrait qu’il y ait du sport sur Brook avenue.

Al ne peut pas être là par hasard. Il a sûrement remplacé la voiture et la fille depuis longtemps et ce n’est pas pour les récupérer qu’il a suivi ma trace jusqu’ici. Non, c’est pour régler ses comptes. Et bien, il va être servi. J’ai beau peser trente livres de trop et manquer sévèrement d’entrainement, ce n’est pas son body-building à la mode Venice Beach qui va me faire peur. Il ne fait littéralement pas le poids, Al. Je vais le ratatiner, Al. Je vais lui faire avaler ses Dolce Gabana et sa carte de crédit Platinum Infinite.

Alors qu’il entreprend de traverser le large trottoir dans ma direction, je me lève lentement de ma chaise que je saisis derrière moi par son dossier. Matt a compris qu’il se passait quelque chose. Il s’est levé et s’est écarté un peu pour me donner du champ. Mon plan est le suivant : quand Wheeler ne sera plus qu’à deux ou trois mètres, je lui balancerai ma chaise dans les jambes et là, de deux choses l’une, ou bien il tombera empêtré dans la chaise, ou bien il se penchera en avant pour frotter ses tibias douloureux. Dans les deux cas, je l’entreprendrai avec un grand coup de tatane au visage pour le finir en improvisant sur le trottoir.

Al continue d’avancer, précédé de son menton volontaire et de son sourire ultra-blanc. J’amorce le mouvement de balancier qui va me permettre de lancer la chaise.

À ce moment, un bruit grandissant se fait entendre du côté du carrefour. C’est un bruit qui me rappelle un peu celui d´une cascade. Je jette un coup d’œil vers le haut de l’avenue, mais on ne voit encore rien. Le bruit enfle, et puis, à l’angle, apparaissent les deux premiers gamins. Ils arrivent de la 148ème et tournent dans Brook Avenue. Ils sont accroupis, presque agenouillés sur leur skate-board, un bras tendu en avant, la main à plat, paume vers le bas, dans une splendide position de recherche de vitesse. Ils sont immédiatement suivis par une dizaine d’autres enfants, strictement dans la même attitude. On ne peut les distinguer que par la couleur de leur peau, noire, brune ou blanche et de leurs chemises flamboyantes. Dans deux ou trois ans, ils auront tous atteint l’âge qui dans le Bronx les fera considérer comme dangereux, mais pour le moment, ils font la course, ils descendent Brook à toute allure, aussi légers et inoffensifs qu’une volée de moineaux.

J’ai suspendu mon méchant geste, et Al s’est immobilisé pour laisser passer les bolides entre nous deux. Malgré la tension du moment, je ressens d’un coup une sorte d’élan de sérénité mêlée de nostalgie à la vue de cette bande de gosses si concentrés sur leur course qu’ils ne voient rien autour d’eux. Je surveille Al, et je m’aperçois qu’il arbore la même expression. Sale hypocrite ! Et puis l’avant dernier gamin, qui n’avait vu Al qu’au dernier moment, est tombé en essayant de le contourner, entraînant dans sa chute le dernier des coureurs. Nous voilà avec deux gosses roulant au sol, alors que le reste de la troupe est déjà trop loin pour s’apercevoir de quoi que ce soit. Ils sont par terre, entre nous, un peu sonnés. J’ai lâché le dossier de ma chaise et me suis penché sur le gamin le plus proche pour le relever. Du coin de l’œil, je vois Al qui fait la même chose avec l’autre. Mon gamin a perdu une chaussure et saigne un peu du coude. Celui d’Al a la figure pleine de poussière et il a déchiré son jean. Aucun des deux n’a l’air vraiment mal en point, ils en ont vu d’autres, et d’ailleurs, ils se tortillent déjà pour s’arracher à nos mains, remonter sur leur planche et foncer derrière leurs copains.

Nous les regardons disparaître dans un flottement de chemises.

Puis nous nous regardons tous les deux. Al reprend son sourire idiot, époussette sa belle chemise et s’avance. Il est maintenant trop près pour que je lui lance ma chaise, que j’ai d’ailleurs lâchée dans mon imitation de Florence Nightingale, et mon plan est fichu, provisoirement. Il parle le premier :

-Salut, George. Marrants, les gosses, hein ? Ça fait presque deux ans que je te cherche. Content de t’avoir trouvé ! Ça a pas l’air d’aller trop fort pour toi, hein ?

-Qu’est-ce que tu veux ? Si c’est pour la Porsche ou pour Carol, tu dois savoir que je les ai plantées toutes les deux.

-Ni l’une, ni l’autre. Des Porsche, y en a plein les garages à L.A. Quant à Carol, si tu veux savoir, quand elle t’a plaqué, elle est revenue me voir, et c’est moi qui l’ai virée. Non, je t’en veux pas pour ça, même pas pour ta peinture à neuf de mes bureaux à la bombe rouge pompier et noir pompes funèbres. Non, c’est rien tout ça. C’est moi qui te dois.

– ?

-Dis-moi, on serait pas mieux à l’intérieur ? Je t’offre un verre.

Al entre dans la pénombre du bar et je le suis en restant sur mes gardes. Il choisit un compartiment du fond. Matt nous surveille depuis sa caisse où il fait semblant de vérifier la recette.

-Bon, je te raconte. Quand tu es parti en plantant tout le système du South Gate Freeway, le District Attorney a lancé un mandat contre Collinson, qui a fichu le camp aussitôt au Mexique. Les flics mexicains l’ont arrêté deux mois plus tard à la demande de la police de Los Angeles dans sa planque d’Ensenada. Ils allaient l’extrader, mais ils se sont aperçus qu’il était recherché depuis dix ans pour un trafic de drogue dans le Yucatan. Ils ont donc décidé de le garder jusqu’à éclaircissement complet de l’affaire. Il y a des gens qui font en sorte que ça prenne un peu de temps. Collinson est maintenant à Chetumal, dans une charmante petite prison mexicaine. D’après mes informateurs, il n’en sortira pas avant une quinzaine d’années, s’il en sort vivant. Voilà pour Collinson. Plus rien à craindre de ce côté-là.

-Merci pour le pronostic, ça fait plaisir. Mais tu m’as quand même fait porter le chapeau. Je risque toujours d’aller en prison à ta place et je ne peux pas retourner à Los Angeles.

-Plus maintenant. Quand ils ont appris que Collinson était recherché pour trafic de drogue au Mexique, les huiles qui étaient mouillées dans l’affaire ont fait ce qu’il fallait pour qu’il soit arrêté et transféré à Chetumal, à l’autre bout du pays. Du coup, plus de Collinson, plus de témoin, et plus de témoin, plus d’affaire. Le D.A. s’est fait une raison. Il est passé à autre chose. Tu peux rentrer quand tu veux…

Nous avons passé toute l’après-midi et le début de la soirée à revivre l’affaire Collinson en assurant à Matt sa plus belle recette de la semaine. Plus la journée avançait, plus je sentais que le poids qui m’oppressait depuis deux ans devenait léger. Vers 10 heures du soir, Al et moi sommes allés manger un morceau à Manhattan, là où vous pouvez laisser un cabriolet Mercedes plus de dix minutes sans qu’il disparaisse. Vers 3 heures du matin, nous étions les meilleurs amis du monde et nous nous jurions fidélité dans une élocution pâteuse que nous seuls pouvions comprendre. A 6 heures du matin, nous étions allongés sur l’herbe humide de Bryant Park, un peu dessoulés par la fraicheur du matin. Ça faisait bien une demi-heure que nous écoutions sans rien dire les bruits de la ville qui se réveillait. Et puis :

-Ecoute, George, j’ai bien réfléchi. Je te dois quelque chose. Ça fait longtemps que j’ai envie d’ouvrir une agence à Santa Barbara. Y a pas mal de fric à ramasser là-bas et je peux pas passer mon temps à faire l’aller-retour sur l’US 101. Alors voilà, je t’aide à monter l’agence Wheeler-Willoughby (c’est mon nom !), je te file mon carnet d’adresse, tu te débrouilles et tu me donnes 50% des honoraires. Y aura pas de problème pour toi à Santa Barbara, tu as la classe et l’éducation pour traiter avec les rupins du coin. Moi, je pourrais pas. Mon terrain, c’est le show business, la politique, pas les bourgeois.

– ?…

-Qu’est-ce que t’en dis ? Je rentre à L.A. en début d’après-midi. Viens avec moi. On passe le week-end chez moi et on met au point tout ça. Qu’est-ce que t’en dis, hein ? Qu’est-ce que t’en dis ?

Je me suis réveillé au moment où les roues du Boeing touchaient le béton de la piste de LAX. Dans la demi-torpeur du réveil, j’ai suivi Al jusqu’aux bagages où il a récupéré sa valise Vuitton, puis jusqu’au parking où il m’avait dit avoir laissé sa voiture. Nous nous sommes dirigés vers une grosse berline Mercedes aux vitres fumées. Il a ouvert le coffre pour y mettre sa valise, puis la portière arrière pour y jeter son imperméable.

C’est à cet instant que j’ai vu Collinson, confortablement installé sur la banquette, souriant à côté de Bix, son éternel gorille. C’est presque en même temps que j’ai remarqué la batte de baseball posée sur le plancher.

-Salut, George ! a dit Collinson.

Fin

4 réflexions sur « Le bon, la brute et les enfants (Texte intégral) »

  1. Ayant mon blog pour narrer mes histoires, je ne commenterai que le style.

    La progression, accompagnée d’allongements (on passe du « p’tit noir » au grand bol de cappuccino) m’a ravi et enthousiasmé comme si j,avais assisté à un feu d’artifice avec son bouquet « Proustien. »

    Comme Rebecca, je trouve que la Série Noire ne respecte ni la consigne de départ ni le lieu et le temps de l’action. De surcroît, je considère que les commentaires portant sur ‘la classe comme l’apparence vestimentaire et corporelle) sont beaucoup plus typiques d’un regard germanoprate que de ce qu’une lunette de carabine mafieuse capte autour de son point de mire. Il est vrai que je garde mes distances tant de la mafia des Gringos du Sud (mon centre de perspective étant situé dans la banlieue montréalaise) que du brouhaha des dîners du Tout Paris mondain.

    Si l’on me permet de conclure par un commentaire sur l’histoire narrées dans la version série noire, je dis ‘chapeau’ (ou plutôt casque de base ball) pour la chute.

    Bercé par la bonne tournure des choses dans les six premières versions, je ne m’attendais pas à ce prélude de passage à tabac!

    Bravo!… Je suis content de constater que plus la qualité du style s’améliore (de 1 à 6) et plus c’est long! Comme quoi la concision et la brièveté ne sont pas nécessairement les meilleurs indices de la maîtrise du sujet et du respect du lecteur par le locuteur. (C’est là un gros dilemme que j’aborde de front sur mon blog qui ouvrira ses portes très prochainement)

  2. Je n’ai rien à ajouter à mes commentaires précédents. Ah si, dis moi George, si je comprends bien, depuis la dernière fois t’as encore réussi à échapper aux chaussettes en béton pour une plongée en apnée par 20 mètres de fond?

  3. Excellente réalisation. Cependant, le but est de relater exactement la même histoire, dans les différents styles, mais tu rajoutes, en partucier dans la version sept, un nombre considérables d’infos nouvelles.

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