Quatre heures de maths

 Il est huit heures moins treize.

Ce matin, comme d’habitude, je suis arrivé avec quinze minutes d’avance. Je ne sais pas pourquoi, mais il m’est impossible d’arriver comme les autres, à la dernière minute, essoufflé par une course échevelée le long du trottoir en pente du boulevard Saint-Michel suivie de la montée quatre à quatre des grands escaliers jusqu’à l’étage des Prépas et de la dernière galopade dans le couloir sonore jusqu’à la porte de la salle encore ouverte. Je n’arrive pas à entrer dans la classe, rouge et débraillé, pour rejoindre ma place en faisant mine de tituber d’épuisement, à jeter mon porte document sur mon pupitre et à m’effondrer sur ma chaise en regardant le plafond d’un air béat. C’est plus fort que moi, j’ai beau traîner sur le boulevard depuis l’arrêt du 38, j’arrive toujours dans ce terrible couloir avec un quart d’heure d’avance, la respiration régulière et l’angoisse au ventre.

Je me suis installé à ma place, celle que j’ai choisie en début d’année, une place anonyme, discrète, ni trop près de la chaire où sont les fayots, ni trop au fond où sont les fumistes. J’ai sorti de mon pupitre le carré d’épais tissu qu’on appelle sous-cul et que chaque élève de cette classe dispose chaque matin sous ses fesses. J’ai placé mon cahier de maths devant moi et mon porte-document par terre, debout entre mon bureau et celui de Marchèse, mon voisin pour deux ans. Comme chaque vendredi, la journée s’annonce interminable. Quatre heures de maths ce matin, trois heures  de physique cet après-midi, et pour terminer, une colle de math ce soir. Interminable !

Le soleil de ce début mai entre à flots dans la classe par les larges fenêtres. Ses rayons obliques passent par-dessus les marronniers de la cour et viennent frapper le grand tableau vert sur lequel on trouve encore des vestiges du cours de philo d’hier au soir. Un rigolo a effacé partiellement la sentence de Rabelais étudiée la veille. De l’écriture nerveuse de Châtelet, on peut lire encore : Science sans cons…. Le rigolo a ajouté en grosses lettres capitales: IMPOSSIBLE ! La plaisanterie est minable, mais c’est le genre de truc qui fait rire les Prépas.

Huit heures moins sept.

Je regarde autour de moi. La classe est encore presque vide. Cinq bureaux de front sur dix rangées font face à l’estrade d’où le bureau du Prof domine toute la salle. Au mur, au-dessus du tableau, on a accroché en début d’année une grande feuille de papier Canson sur laquelle ont été écrits en belles lettres épaisses les noms de ceux qui ont intégré l’année dernière. Intégrer, intégrer le plus haut possible, intégrer quelque part, c’est l’objectif, l’obsession de tous les élèves de Piston B comme de toutes les autres Prépas de ce lycée. Toute l’année, le tableau est là pour vous rappeler que l’année dernière, trois élèves ont intégré à l’X, cinq à Centrale, deux aux Mines, deux aux Ponts, et une demi-douzaine aux T.P. ou aux Gadzarts. Toute l’année, chaque élève suppute ses chances et se demande si l’année prochaine, son nom figurera sur la prochaine feuille Canson et à quelle hauteur. Au sommet, à l’X, ou plus bas ? Ou pas du tout ? Moi, cette liste me fait penser à celle des morts au Champ d’Honneur que l’on trouve sur les places de village.

Huit heures moins six.

J’observe la surface noire et brillante de mon pupitre. Des générations de Prépas y ont gravé leur nom, leurs amours, leurs insultes, leurs grossièretés.

De plus en plus essoufflés, les élèves arrivent maintenant en nombre. Marchèse s’assied lourdement à côté et moi. Son visage est encore un peu rouge du trajet en vélo qu’il accomplit chaque matin entre la porte de La Chapelle et le Quartier Latin, mais la façon dont il me dit « Salut, vieux. Ça va ? T’es affuté, ce matin ? »  traduit cette bonne humeur permanente, effet de son immuable sérénité et de sa totale confiance en soi qui m’énervent et que j’admire en même temps.

     -Ta gueule, Marchèse ! C’est pas le moment !

     -Houla, calmos ! Il fait un temps superbe ! Quatre heures avec Fontaine, trois avec Rey ! Tu devrais être content. On est quand même mieux qu’au Luxembourg, non ?

     -Ta gueule, Marchèse ! T’es pas marrant !

     -Bon, bon, je ne dis plus rien… Gaffe ! Fontaine !

Le prof de maths vient d’entrer, comme à son habitude, en coup de vent. Il est huit heures et trois minutes. Nous nous sommes levés dans un grand bruit de chaises. Fontaine a monté les trois marches de l’estrade d’un seul élan. Ignorant les deux élèves qui se sont engouffrés derrière lui, il a dit doucement :

     -Bonjour, asseyez-vous ! Monsieur Naugès, fermez la porte, s’il vous plait. Ce matin, contrôle surprise sur les intégrales triples et les dérivées secondes.

Cette annonce a provoqué dans toute la classe un brouhaha fait de protestations grognonnes, de mimiques de désespoir affectées et de vivats ironiques. Dans le fond à droite, Machuel a fait semblant de s’évanouir, renversé sur sa chaise. Son voisin l’évente avec un cahier. Fontaine ne déteste pas ces manifestations traditionnelles, mais il ne faut pas qu’elles durent. Il y met un terme en disant :

     -Monsieur Marchèse, s’il vous plait, veuillez distribuer le texte du contrôle à vos camarades. Messieurs, vous avez quatre heures. Pour ce qui est de la partie du problème sur les intégrales triples, ça ne devrait pas présenter de difficultés : nous avons pratiquement traité l’exercice à la fin du cours de lundi dernier. En ce qui concerne les dérivées secondes, un peu d’imagination et d’astuce devraient suffire. Messieurs, au travail !

Et puis il s’est assis.

Huit heures neuf.

Je me sens blanchir. Lundi dernier, pendant le cours de Fontaine, je m’étais concentré presque tout le temps sur la révision de la colle de physique que je devais passer le soir même. Tout ce que je sais des intégrales triples, c’est que c’est trois fois plus compliqué que les intégrales simples.

Marchèse passe devant moi et dépose avec cérémonie le texte du contrôle sur mon bureau en disant :

     -Si Monsieur veut bien prendre connaissance…

Je saisis nerveusement la feuille ronéotée et regarde le texte de l’exercice. Je ressens un grand vide dans l’estomac. Je lis trois fois la première phrase de l’énoncé sans trouver de sens aux mots que forment les petites lettres violettes manuscrites. Le papier pelucheux m’agace les doigts. Je sens la transpiration qui coule au creux de mes aisselles.

Affolé, je regarde autour de moi.

Fontaine a disposé sur son bureau la serviette de cuir fauve à soufflets que nous lui avions offerte l’année dernière. Il en a sorti sa pipe, une blague à tabac, un journal et une pile de copies et s’est renversé dans son fauteuil. D’un air absent, les yeux au ciel, il a prélevé de la blague une grosse pincée de tabac et l’a pressée de l’index dans le fourneau de la pipe. Tout en la tenant dans la main gauche, en se contorsionnant, il a extrait de sa poche droite une boîte d’allumettes de ménage qu’il a agitée machinalement, comme pour vérifier son contenu. Sans quitter le plafond des yeux, il a poussé d’un doigt le petit tiroir de balsa pour en sortir une allumette qu’il a enflammée sur le grattoir. Il s’est redressé dans son fauteuil, il a approché la flamme de la pipe et, en creusant ses joues, il a aspiré trois fois, expirant autant de petits nuages de fumée grise. Il a ôté son bracelet-montre et l’a posé bien en évidence tout en haut de son bureau. Enfin, tout en jetant un regard sur l’ensemble de la classe, il a déployé bruyamment son journal et s’est plongé dedans.

Absorbé dans ma contemplation de cette calme activité, j’avais oublié un instant la situation dramatique dans laquelle je me trouvais. Mais bientôt, la feuille jaunâtre qui flamboie toujours sur mon pupitre a attiré à nouveau mon regard. Les petites lettres violettes et les grands symboles mathématiques se sont remis à s’entremêler de façon anarchique et incompréhensible.

C’est la panique dans mon estomac. Je lève la tête et devant moi, je ne vois que deux douzaines de nuques inclinées vers les pupitres. De temps en temps, un crayon ou une règle vient gratter un crâne qui s’est relevé, pensif. Mais après un court instant, la tête se penche à nouveau vers l’ouvrage.

Sur ma droite, Marchèse écrit comme un fou. Je le fixe intensément. Il a dû le sentir car il finit par relever la tête. Je lui jette un regard écarquillé, entre affolement et désespoir. Il me rend mon regard un court instant en haussant les sourcils et en faisant une moue qui exprime clairement : « Ah ben non, c’est facile ! » puis se replonge dans sa frénésie d’écriture.

Donc, pas d’espoir pour moi du côté de Marchèse. C’est pourtant un bon copain et, de surcroit, plutôt fort en math, mais il est trop occupé à aligner ses équations pour me donner un coup de pouce ou même seulement compatir, et de toute façon, tenter de communiquer est bien trop risqué.

Je me retourne, mais derrière moi, je ne vois que des fronts penchés et studieux. Pourtant, tout au fond vers la droite, j’aperçois Machuel, les deux coudes posés sur la table. Il s’est pris la tête dans les mains et demeure parfaitement immobile. Faible consolation.

Espérant un improbable déclic, j’ai poussé la page de l’exercice vers le haut du pupitre et j’ai disposé devant  moi ma copie double 21x 29,7 à petits carreaux. Du dos de ma main moite, je l’ai repassée deux ou trois fois. J’ai écrit mon nom et ma classe en haut à gauche. J’ai souligné. Et puis, lentement, en essayant d’oublier que c’était peut-être pour la cinquième fois, j’ai relu le texte du problème. Mais rien. Aucune lumière, aucun « bon-sang-mais-c’est-bien-sûr ! » Absolument rien.

Je me dis : « C’est pas possible, tu vas comprendre…? Ben mon vieux, si ça se passe comme ça aux concours, t’es fichu ! Et Centrale, c’est dans deux mois… »

Je passe ma main dans mes cheveux. Je souffle bruyamment en gonflant les joues. Marchèse lève la tête un instant et me regarde. « Ah non, répète-t-il avec ses sourcils, c’est facile ! » Et il repique du nez sur sa copie.

Je mords mon stylo bille, qui casse avec un petit bruit sec. Ma lèvre est prise dans la fente du plastique. Ça fait mal mais ça m’occupe un instant.

Je regarde le bois noir qui entoure ma feuille et qui lui donne un air de faire-part. Je me concentre sur les sillons qui y ont été gravés par mes anciens. Je n’y avais jamais prêté autant d’attention. « Ducassou est un salaud » a écrit l’un d’eux. Ducassou, c’est le prof de physique qui a pris sa retraite il y a deux ans. Il paraît que c’était un vrai salaud. « I love Lucille » a écrit un autre. Lucille, drôle de nom. La fille ne doit pas être terrible. Gravé profondément dans le bois, il y a un très beau pistolet, très réussi. Le type a dû utiliser une pointe de compas. Tous les détails y figurent, le percuteur, le viseur, la sûreté, le canon, les stries sur la crosse, tout. Le gars devait être un spécialiste. La sortie de la balle qu’il vient de tirer est même représentée par un petit nuage traversé par un double trait interrompu. Du beau travail.

« Mort aux vaches ». « Elvis is the King ». « O.A.S. ». « Gallois est un con ». Au milieu de ces affirmations, de ces insultes ou de ces simples constatations, tout en bas du panneau d’affichage qu’est devenu l’abattant de mon pupitre, on peut déchiffrer ce long cri d’ennui ou de désespoir : « J’en ai marre marre marre marre plus que marre ». Je recherche maintenant mes propres contributions. Elles sont peu nombreuses. Premièrement parce que, si les grossièretés des autres me font parfois rire, j’ai du mal à en proférer moi-même. Deuxièmement, parce que je suis nul en dessin. Tout ce que je pourrais produire serait des petits bonshommes avec des ronds en guise de tête et des bâtons pour bras et jambes. Troisièmement, parce que je ne grave qu’en cours de philo et, qu’en Piston B, les heures de philo sont rares.

Je retrouve pourtant une assez belle rosace tracée au tire-ligne monté sur compas, et un prénom exotique, Tavia. Ce prénom, je l’ai inscrit la semaine dernière pendant le cours de Chatelet. Il nous faisait travailler sur une sentence de je ne sais plus qui : « Pas de science dans un monde d’aveugles ». Cet après-midi-là, j’étais rentré du Luxembourg à contrecœur juste pour être marqué présent au cours de philo. Pour cela, j’avais dû laisser seule la dite Tavia. Je venais de passer avec elle deux heures ensoleillées. Les choses étaient bien engagées et tous les espoirs m’étaient permis, mais laisser une jolie fille comme ça toute seule dans ce jardin plein d’étudiants en goguette était risqué. J’avais passé une bonne partie de l’heure à tracer les cinq lettres de son prénom sans même y penser. Tavia est américaine, elle arrive tout juste de Géorgie, et je dois la retrouver demain à midi et quart devant le Capoulade. Je l’emmènerai écouter du jazz à La Paillote.

     -Dubernard, concentrez-vous sur votre copie, s’il vous plaît !

J’ai sursauté. C’est Fontaine qui vient d’interrompre une tentative de communication à l’autre bout de la salle. Il ajoute :

     -Messieurs, il vous reste trois heures !

Je me rends compte qu’une heure vient de s’écouler sans que j’aie écrit un seul mot. Fontaine s’est replongé dans son journal. De temps en temps, il le replie pour le rouvrir bruyamment à une autre page tout en jetant un coup d’œil à la classe. Un groupe d’élève passe bruyamment dans le couloir. L’un d’eux a plaqué son visage sur la partie vitrée de notre porte pour observer ce qui se passe chez nous.

     -Hé, les gars ! Y a Fontaine qui fait sécher les Piston B !

     -Ça, c’est pas difficile ! Y sont nuls, les Piston B !

     -Hé, les Piston ! Pour l’X, c’est foutu ! Mais vous pourrez toujours aller en Fac !

Approbation générale de la troupe qui passe. Ce sont des Maths Spé. Ils vont à la gym. Veinards. Fontaine a fait semblant de ne rien entendre. Il allume une autre pipe. Le calme est revenu. J’ai commencé à recopier les premières lignes du texte du problème sur ma feuille. Ça me donne une contenance.

J’imagine des tas d’événements qui pourraient me sortir de cette épouvantable situation : un feu s’est déclenché dans la cantine et nous devons évacuer le lycée. Nous voilà sur le trottoir du boulevard Saint-Michel et le contrôle est annulé. D’ailleurs, les dommages sont tels que les cours ne pourront pas reprendre avant au moins huit jours. Ou alors, il y a une manifestation pour l’Algérie Française des Prépas à Navale et à Saint Cyr. Fontaine interrompt le contrôle. Il nous laisse libres de descendre dans la cour pour contremanifester et le contrôle est annulé. Ou encore, j’ai une terrible crise de saignements de nez, ou de terribles maux de ventre, ou de tête. On doit m’accompagner à l’infirmerie et le contrôle est annulé.

Je me lève sans faire de bruit et remonte l’allée jusqu’à l’estrade. Fontaine me regarde d’un air interrogateur.

     -Il faut que j’aille aux toilettes. Est-ce que…

     -Allez-y, mon vieux, allez-y.

Je n’ai aucun besoin d’aller aux toilettes, mais je ne peux pas rester éternellement là à regarder des petites lettres violettes incompréhensibles ou des âneries gravées dans le bois. Il faut que je sorte, que je prenne l’air. Marchèse me regarde sortir. Il n’est pas dupe de la manœuvre et, dans son regard, je crois voir comme une petite lueur de sympathie. Salaud ! Le grand couloir est désert, l’immense cage d’escalier aussi. Comme dans une cathédrale, on entend de lointains échos de portes qui claquent, de pas sonores ou de conversations tronquées, puis le silence. J’ai soudain la sensation étrange d’être seul  à bord d’un immense paquebot en perdition.

Un calme absolu règne dans la cour d’honneur. Debout sous les marronniers, la statue de Saint-Louis me regarde de son air triste et doux. Comme chaque année au début d’octobre, on l’a peinte de la couleur de la prochaine promotion de l’X, jaune. Les traces rouges de l’année dernière peuvent encore se voir sur le bas de sa robe. Je m’assieds contre son piédestal et, dans l’ombre de la statue, j’allume une Gitane.

Je n’ai jamais voulu faire maths, moi. Je ne l’ai peut-être jamais dit à mes parents, mais en fait je n’ai jamais voulu. Je voulais faire Lettres mais, en seconde, je détestais tellement mon professeur de français que j’ai choisi la série C, la meilleure comme on disait partout. Jusqu’au bac, tout s’est bien passé, et d’ailleurs, en maths, j’étais plutôt parmi les bons. Mais une fois arrivé en Prépa à Saint-Louis, ça n’a plus été du tout pareil. C’est un miracle  que j’aie réussi à me maintenir jusque-là.

Le surveillant général traverse la cour avec un inconnu. Il est trop occupé pour me prêter attention, mais je réalise que je ne peux pas rester là plus longtemps. Je reprends l’escalier puis le grand couloir.

Quand je rentre dans la classe, Fontaine n’est plus à sa place. Les mains dans le dos, la pipe à la bouche, il est à côté de ma place vide, penché sur l’épaule de Marchèse. Sans doute satisfait par ce qu’il voit du travail de l’un de ses meilleurs élèves, il reprend sa déambulation. Arrivé au fond de la classe, il repart d’une traite jusqu’à la chaire, consulte sa montre et annonce :

     -Messieurs, il vous reste une heure et trente-sept minutes.

Je me retourne une nouvelle fois. Je ne vois rien que des fronts sereins ou plissés par l’effort, mais tous studieux. A part Machuel, qui a carrément posé son front sur le bureau, ses avant-bras sur les cuisses, et qui semble dormir, pas un qui regarde en l’air, pas un qui sèche.

Je suis seul au monde.

Une heure et trente-sept minutes, cinq mille huit cent vingt secondes, cinq mille huit cent dix-neuf, cinq mille huit cent dix-huit, cinq mille huit…le visage de Tavia apparaît peu à peu sur fond de copie blanche encadrée de noir. On dirait un peu une photo de chez Harcourt. Tavia, américaine, grande, brune. Elle porte les cheveux courts, un chemisier blanc, une jupe plissée noire et des ballerines marron. C’est lundi dernier que je l’ai vue pour la première fois. Comme tous les lundis, je séchais la cantine pour pouvoir prendre un peu de soleil avant le cours de physique qui ne commence qu’à trois heures. Je me promenais avec Marchèse du côté du bassin du Luxembourg quand nous avons vu ces deux filles visiblement étrangères, renversées confortablement face au soleil sur deux chaises longues métalliques, leurs jambes allongées devant elles sur deux chaises droites. La présence de deux jolies filles prenant le soleil à cette heure au Luxembourg n’était pas pour nous surprendre, mais le côté étonnant de la situation était qu’il n’y avait aucun garçon autour. Était-ce l’approche de la fin du printemps et la douceur de la température, ou bien la solitude des jeunes filles et le fait que je ne sois pas seul, ou encore les deux grandes heures que nous avions encore devant nous ? Je me sentis rempli d’une audace nouvelle qui me poussait à tenter ce que je n’avais jamais encore oser faire : draguer. Je dis à Marchèse :

     -On y va ! Dommage que la tienne soit moche !

Cette expression de regret n’avait pas lieu d’être car, même à cette distance, on pouvait voir que les deux filles étaient loin d’être moches, mais la plaisanterie était traditionnelle et inévitable entre soi-disant dragueurs. La plus petite était blonde. Je le sus plus tard, elle s’appelait Monica. Gonflé à bloc, mais un peu ému quand même, je fonçais sur Monica et lui dit :

     -Hellooooo! Are you an actress ? Are you from Hollywood ?

La pauvreté de mon entrée en matière révélait bien mon inexpérience dans le domaine de la drague et vouait certainement ma tentative à un lamentable échec. Mais au lieu de m’ignorer comme c’était l’usage pour une fille importunée et de continuer sa conversation avec Tavia, elle rit légèrement et dit :

     -No, I am not from Hollywood, I am dutch.

Entraîné par je ne sais quel démon ordinaire, je continuai dans la vulgarité :

     -Arrghhh zooo ! You are from Germany ! Goute ! Goute !

Je ne me reconnaissais pas.

     -No, I’am dutch. From Holland.

J’aurais voulu me battre ! Quel crétin !

Heureusement Marchèse me sortit d’embarras en approchant deux chaises vides et en s’adressant poliment en français aux deux jeunes filles :

     -Vous permettez ?

C’était gagné, du moins pour le moment.

Ensuite, le cours de la conversation fut tel que Tavia sembla davantage s’intéresser à moi que Monica. Ne voulant pas contrarier le cours des choses, je me concentrais sur elle en retour.

Nous apprîmes qu’elles étaient toutes deux inscrites à l’Alliance Française et qu’elles étaient toutes deux au pair, l’une avenue Mozart et l’autre boulevard Raspail. Monica venait d’Eindhoven et Tavia d’Atlanta. Nous décidâmes de nous revoir le mercredi suivant, même endroit, même heure. Cela impliquait que nous séchions la séance de sport au stade Charlety, mais ça, c’était l’enfance de l’art.

Tavia est une jolie fille. A vrai dire, je ne suis jamais sorti avec une aussi jolie fille. Elle est joyeuse, naturelle, naïve et inculte. Elle est arrivée à Paris il y a seulement un mois et elle est ravie par tout ce qu’elle découvre. J’ai décidé d’être un guide parfait. Je l’ai déjà emmenée voir le Pont des Arts et l’église Saint-Germain des Prés. Nous avons pris un verre à La Coupole et un café aux Deux Magots. Je lui ai cité quelques-unes unes des célébrités qui avaient fréquenté ces établissements. Parmi eux, elle ne connaissait qu’Hemingway, mais elle avait vaguement entendu parler de Sartre qu’elle savait communiste. Quand je lui montrai un ticket de métro en lui expliquant que c’était « a ticket for the Underground« , elle cru que c’était une carte de membre de l’O.A.S. Elle ne fut détrompée que deux jours plus tard lorsqu’elle prit le métro pour la première fois avec Monica. Demain, après La Paillote, je l’emmènerai au Champollion. On y donne « La Règle du Jeu » sous-titrée en anglais. Ensuite, on ira peut être au Slow Club ou au Whisky à Gogo.

     -Je ramasserai les copies dans quarante-cinq minutes exactement. N’oubliez pas de prendre le temps de vous relire.

Bon, c’est foutu ! Quarante-cinq minutes ! Même si un éclair de génie me frappait maintenant, ce serait foutu quand même. Zéro. Ça sera difficile à remonter un zéro, surtout à cette époque de l’année.  Surtout avec Tavia qui débarque. Il n’y a pas de place pour une américaine de dix-neuf ans dans la vie d’un Prépa. C’est vrai qu’un zéro en maths, ça n’a aucune influence sur les concours. Mais de toute façon, il est de plus en plus improbable que j’intègre cette année dans une école décente, et si je veux être admis à redoubler dans cette prépa, il faudra faire oublier ce contrôle.

Un grand bruit se produit dans la rangée juste derrière la mienne. C’est Rajchman qui vient de reculer son siège brutalement. Maintenant, il est assis raide sur sa chaise, la tête à demi baissée, les épaules voutées. Ses deux mains sont agrippées au bord du siège, ses pieds sont posés bien à plat sur le sol. Ses yeux sont grand ouverts avec une expression d’affolement. Son visage est crispé et douloureux.

     -Hé, Rajchman, qu’est-ce que t’as ?

On dirait qu’il fait un effort pour me répondre mais qu’il n’y arrive pas. Les élèves autour de nous ont levé le nez de leur copie et commencent à s’agiter.

     -Qu’est-ce qu’il se passe là-bas ? demande Fontaine.

     -C’est Rajchman, il ne va pas bien.

     -J’arrive. Les autres, restez à vos places !

Fontaine descend l’allée entre les pupitres et me demande :

     -Qu’est-ce qu’il a, votre ami ?

     -Je ne sais pas. Il est tout raide.

     -Alors, Monsieur Rajchman, ça ne va pas ?

En posant la question, Fontaine lui a posé la main sur le dos :

     -Bon sang, il est dur comme du bois et il tremble. Vous et Marchèse, accompagnez-le à l’infirmerie. Vite !

Nous essayons de le faire lever, mais c’est impossible. Ses membres sont raidis et nous n’arrivons pas à lui faire lâcher sa prise sur le siège. Fontaine nous dit :

     -Transportez-le sur sa chaise jusque là-bas. Ça ira ?

     -Pas de problème, dit le grand Marchèse. Il n’est pas bien lourd, Rajchman.

Ensuite, je me suis laissé porter par les évènements. Nous sommes arrivés à l’infirmerie. Ils ont ouvert de force la bouche de Rajchman et lui ont mis une sorte de bâton entre les dents. Ils ont appelé Police-Secours et nous ont dit de retourner en classe. J’ai dit non, je préfère rester avec lui. Ils ont dit si vous voulez… Marchèse a dit faut que j’y aille, maintenant, y a contrôle. J’ai dit vas-y, moi je reste, arrange-toi pour planquer ma copie. Il a dit d’accord.

J’étais sauvé. Provisoirement.

4 heures de mathsNous n’avons jamais revu Rajchman, mais le lendemain, j’emmenais Tavia à La Paillote.

 

3 réflexions sur « Quatre heures de maths »

  1. 4 heures de maths, quelle horreur!!!!!
    Moi qui avais déjà du mal lorsque j’en faisais une à la fois, en collège ou lycée…
    Cependant, j’aime le brin de nostalgie qui teinte l’écriture de ce texte aux accents de vécu.

  2. Courage ! Nous ne sommes que début septembre.
    Par ailleurs, très juste mais très triste devise à inscrire en tête de la feuille de papier Canson affichée au dessus du tableau noir.

  3. J’ai commencé la lecture de « 4 heures de Maths » à 8 heures moins 5, à l’instant même où mon fils ainé viens de m’envoyer un texto pour m’annoncer qu’il est arrivé à temps pour ses 4 heures de DS de math . Rien n’a vraiment changé depuis la prépa de Philippe (et la mienne peu de temps après), à l’exception du texto envoyé par les parents à midi « alors? « , et de la réponse désespérée dans des termes que je ne reproduirai pas ici. La pression des profs reste la même, on connais le palmarès de ceux du lycée qui ont intégré « les parisiennes » (c’est une prépa commerciale) ou « le top 5 ». Certains lycées connaissent encore l’esprit concours, avec une compétition sans pitié entre les élèves, mais cela semble moins courant. Et pour les copines qui viennent troubler le bon ordre des choses, une nouvelle expression courant que je ne connaissais pas : prépa maqué, prépa plantée.

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