HHH, NYC, USA (texte intégral)

HHH Building
610 Madison Avenue986-6TH AVENUE

Salle 1101

La salle de réunion du département Sales & Marketing porte le numéro 1101. Elle est située au onzième étage de la tour HHH qui en comporte vingt-trois. Elle est confortable, mais son aménagement reste modeste et purement fonctionnel. Quand on s’approche des baies vitrées, on peut apercevoir sur la gauche une partie de la façade du Plaza et quelques arbres de Central Park. Mais la plus grande partie de la vue est bouchée par la tour CRAW qui n’est qu’à une vingtaine de mètres de l’autre côté de la 58ème. En cette belle matinée de la fin du mois d’août, le soleil se réfléchit sur la façade de l’immeuble d’en face et vient inonder la salle d’une vive lumière bleuâtre. La météo a annoncé une chaude journée avec des orages en fin de soirée.

Un lundi sur deux, à huit heures quinze, commence la réunion bimensuelle des neuf directeurs commerciaux des laboratoires Hampton-Hartford-Huge (ampetone-arteforde-youdje) que le monde anglo-saxon de la finance et de la pharmacie appelle les Big H’s (biguétchise).

Chaque directeur est responsable d’une région. Les quatre premières couvrent les États Unis et les autres, le reste du monde.

La réunion est généralement présidée par Bob Martinoni, vice-président Sales and Marketing. Parfois, le président de la Compagnie, Geronimo H. Huge, vient s’asseoir modestement dans un angle de la salle pour sentir le marché, comme il dit.

Quand on parle de lui, on dit juste G.H. (djiétche). Ses amis et un petit nombre de ses collaborateurs les plus proches l’appellent Jerry. Personne ne sait vraiment d’où lui vient ce premier prénom apache, ni quel deuxième prénom se cache derrière le grand H solitaire. Sur le sujet, les supputations et les plaisanteries abondent : selon l’hypothèse la plus répandue, l’arrière-arrière-grand-père de G.H. , Horace Huge, pharmacien à Winslow, Arizona, aurait épousé en deuxièmes noces la petite sœur du grand chef indien ; ou bien, selon la blague la plus triviale, au moment de la conception de Geronimo, son père, qui avait sauté sur Sainte-Mère-Eglise en juin 1944, n’aurait pu réprimer ce grand cri que poussent les bérets verts au moment de bondir hors de l’avion ; ou encore, selon la plaisanterie la plus récente, à sa naissance, l’état civil aurait successivement refusé les prénoms de Sitting Bull, Black Cloud et Little Big Man. Pour ce qui est du H, on dit que c’est l’initiale de Hyper, de Hurricane, ou tout simplement de Horrible.

Aujourd’hui, G.H. est entré dans la salle trois minutes après l’heure précise alors que tous étaient déjà assis autour de la grande table. Selon l’usage, personne ne s’est levé à son arrivée et, selon l’usage, il a demandé que l’on fasse comme si il n’était pas là. Puis, il s’est assis près de la porte sur une modeste chaise de réserve le long du mur.

Bob Martinoni va ouvrir la réunion.

Bob

Bob Martinoni a quarante-cinq ans. Il est marié depuis quinze ans à Erlina, la fille unique d’une riche famille, les Gallagher. Lui, d’origine italienne, elle, d’origine irlandaise, tous deux catholiques, ils n’ont pas pu avoir d’enfant. Ils ont tenté sans succès diverses méthodes, puis ils ont envisagé l’adoption, mais ils ont fini par se faire une raison et renoncer. Erlina ne travaille pas. Elle dépense beaucoup d’argent et s’occupe de quelques œuvres. Ils habitent un grand appartement à l’angle de la 68ème et de Central Park Ouest. La vue sur Sheep Meadow est magnifique. Bien sûr, le salaire de Bob, pourtant appréciable, ne lui permettrait pas de s’offrir le standing d’un tel appartement. S’ils y habitent, c’est parce que Alastar Gallagher, le père d’Erlina, est propriétaire de tout l’immeuble. D’ailleurs, le vieux tyran en occupe le dernier étage. Ce n’est pas l’argent qui motive Bob ; il est déjà très bien payé par les Big H’s et il sait qu’inévitablement, dans quelques années, sa femme héritera d’un très gros paquet. Non, ce qui le fait avancer, ce pourquoi il travaille d’arrache-pied à grimper dans la hiérarchie du groupe, c’est qu’il veut faire oublier qu’il n’est pour tout le monde qu’un ex-beau gosse d’italien qui a épousé une riche héritière, c’est qu’il veut obtenir l’estime de sa femme, et un peu de considération de la part de son beau-père.

-Bonjour, commence Bob, <<…bon, va falloir faire gaffe, le grand chef apache est là … tiens ! je vais faire passer Miss Lesbos en premier, ça lui fera les pieds…>> J’espère que vous avez passé un meilleur week-end que moi : j’ai consacré le mien à chercher la blague avec laquelle je commencerai cette réunion…

Quelques rires discrets et polis saluent la plaisanterie rituelle par laquelle doit commencer toute réunion aux Etats Unis.

<<…marrant, je la connaissais pas celle-là…meilleure que d’habitude… je la recaserai au prochain congrès… il devient rigolo, Bob… faudrait que je pense à l’augmenter, mon petit V.P…>>

-Comme d’habitude, cette réunion durera quatre-vingt minutes, pas davantage. Dick, tu voudras bien rédiger le compte-rendu ?

<<…ah, non, merde ! J’aurai jamais le temps. Faut que je prenne le vol de 11 :45 pour Mexico. Fais chier, Bob…>>

-Pas d’objection ? Merci, Dick. Bien, aujourd’hui, poursuit Bob, nous allons commencer avec Mary qui va nous parler de sa région. Mary, tu as quatre minutes entièrement à toi.

Mary

Mary Dickinson est responsable depuis deux ans de la région EUROPE-AFRIQUE. C’est une grande et belle femme brune, toujours habillée strictement. Aujourd’hui, c’est un tailleur Chanel noir. Elle a eu trente-quatre ans à Noël. Elle est célibataire et on ne lui connait pas de liaison. Elle a d’ailleurs refusé, et pas toujours aimablement, les avances que lui ont faites à peu près tous les hommes présents dans la salle. Depuis, le bruit court qu’elle est gay. Elle le sait. Au début, elle n’a fait que s’en moquer, et puis, elle s’est aperçue que, tout en lui donnant encore plus d’autorité, ça lui évitait d’avoir à subir de nouvelles avances. Elle ne fait donc rien pour démentir la rumeur. En réalité, il y a un peu moins d’un an, elle a rencontré dans un pub de Londres un restaurateur de Mayfair. Stavros est né à Athènes et il possède le restaurant italien le plus chic de Londres. Il a cinquante-cinq ans. Elle le retrouve à chaque fois qu’elle peut dans son appartement de Bankside, entre la Tamise et le Shakespeare’s Globe Theater. De temps en temps, c’est lui qui vient la rejoindre dans son appartement de Bethune Street, dans West Village. Certains soirs, devant son ordinateur et son verre de chablis, elle se sent un peu seule. Alors, elle lève les yeux de l’écran, elle regarde dehors, et pendant un instant elle envisage d’aller s’installer à Londres, chez Stavros ; il le lui a demandé plusieurs fois. Elle a d’ailleurs commencé à prospecter vaguement pour trouver un travail à Londres et elle a déjà deux ou trois accroches. Mais elle aime New York autant que son indépendance. Alors elle repousse la décision à plus tard et se replonge dans son travail.

Mary se lève de son fauteuil en souriant à Bob.

<<…ce connard de Bob… il croit agir en gentleman en donnant la parole en premier à la seule femme de la réunion, mais c’est simplement un sale macho d’italien…bon, allons-y…>>

– Sur les douze derniers mois, la sous-région Europe a vu sa consommation de tranquillisants augmenter régulièrement, le champion de cette croissance étant sans conteste la France. Les chiffres de vente toutes marques de ce type de produit pour le dernier trimestre montrent encore une très nette accélération. Notre part dans ce marché est de 14,7%. J’ai initié des actions de communication avec les agences locales qui devraient faire passer notre part à 17 ou 17,5%. Dans un marché en croissance de 8,3%, cela représentera une augmentation du chiffre d’affaires de 8 à 8,5 millions de dollars, uniquement sur ces produits. <<…alors les machos ?…ça vous en bouche un coin, ça, hein ! …faites en donc autant !…>> Pour ce qui est de nos autres productions, principalement les analgésiques et les antibiotiques, les ventes sont strictement conformes à nos prévisions trimestrielles, dans leur fourchette de validité bien entendu. En ce qui concerne la sous-région Afrique, notre implantation y est trop récente pour pouvoir…

Mary s’est interrompue car un homme vient de passer la tête dans l’entrebâillement de la porte.

<<…tiens ! Un revenant !…dis-donc, il n’a pas l’air en forme !…>>

C’est Harry Weissberg.

Harry

Harry est responsable de la région WEST-USA. C’est un solide gaillard, ancien quaterback de l’équipe de Vermont University. Il a trente-huit ans, il est divorcé depuis quatre ans et ses enfants vivent avec son ex-femme du coté de Denver, Colorado. C’est un joyeux drille, un bon skieur et un excellent golfeur. Depuis son divorce, il habite une sorte de loft dans un quartier prometteur, Brooklyn, et il passe pratiquement tous ses week-ends au Sebonack Golf Club dans les Hamptons. La région WEST-USA dont il est responsable marche très fort. Cependant, il a manqué les deux dernières réunions bimensuelles, celle de fin juillet et celle de mi-août. Pour la première, il avait expliqué à Bob qu’il avait des rendez-vous importants et prometteurs avec des distributeurs de San Diego et de Portland. Pour la deuxième, le motif invoqué étaient des vacances prévues de longue date avec ses enfants. En réalité, l’ancien footballeur, joyeux célibataire et golfeur recherché essayait de régler son problème d’alcool. Depuis cinq ou six mois, il commençait à être voyant et risquait de devenir gênant, ne serait-ce que dans son travail. Sur les conseils d’une amie du moment, il s’est laissé convaincre de s’inscrire pour un séminaire de désintoxication. La brochure indiquait que le stage se déroulait dans les environs de Salt Lake City en quatre périodes de quatre jours, du vendredi au lundi. Elle ne cachait pas que le régime était du genre militaire, plutôt section de Marines au combat qu’Etat-Major en séminaire. Mais le résultat et la discrétion étaient garantis. Bloquer chaque vendredi et chaque lundi sur son agenda pendant un mois n’avait pas posé de gros problème à Harry. Bien sûr, il avait dû mettre sa secrétaire dans la confidence, mais, depuis un certain week-end de neige dans le Vermont, elle ne lui refusait plus rien. Il avait survécu au camp de Salt Lake et il était rentré à New York au début de la semaine précédant la réunion sacrée de la fin août, fatigué mais désintoxiqué. Les trois premiers jours s’étaient bien passés. Le soir, il ne voyait personne et rentrait tôt chez lui. Il se faisait livrer des soupes chinoises et des pizzas qu’il mangeait distraitement en regardant des vieux films en noir et blanc. Il trouvait que la quantité d’alcool et de tabac qui se consommait dans ces années cinquante était impressionnante. Le manque d’alcool commençait à le faire souffrir, mais les huit pilules qu’on lui avait vendues à Salt Lake et qu’il prenait quotidiennement en buvant du Seven-Up le soulageait bien. Pourtant, la fin de la semaine lui fût fatale. Pour éviter la tentation des verres traditionnels après un parcours de golf, il avait renoncé au Hamptons et il était resté chez lui tout le samedi. Ce fût une journée lugubre. Alors, vers huit heures du soir, il sortait de chez lui et, après une demi-heure d’hésitation, il entrait chez Matt’s, le bistrot d’à côté, et commandait une bière. Sans avoir compris comment, cinq heures plus tard, il se retrouvait au comptoir d’un bar qu’il ne connaissait pas entre deux hommes qu’il ne connaissait pas davantage. Il leur payait bière sur bière en échange d’une conversation sans suite sur des matchs de baseball, lui qui ne s’intéressait qu’au golf.

Au petit matin, il s’était réveillé en piteux état sur un banc de la gare routière. Une première bière en guise de petit déjeuner, suivie d’un whisky puis de toute une série d’autres bières et d’autres whiskys, l’avait conduit jusque chez lui vers le milieu de l’après-midi. Là, il s’était profondément endormi pour se réveiller un peu avant minuit, sale, chiffonné, malade, misérable. Quand il avait réalisé que, dans à peine plus de huit heures, il devrait se trouver dans la salle de réunion des Big H’s, il s’était senti comme des papillons dans l’estomac. C’était trop dur, il n’y arriverait jamais, il était fichu… Il avait eu envie de se rendormir, de tout oublier et même de mourir. Deux heures plus tard, il se sentait déjà mieux. Il avait plongé sa tête dans le lavabo rempli de glaçons, bu un demi litre de café, pris une longue douche à la mode écossaise et bu un nouveau demi litre de café. Il avait même réussi à avaler deux toasts grillés et un petit morceau de fromage cuit. Il se sentait mieux, mais épuisé, vanné, lessivé. Pour pouvoir affronter tout à l’heure Martinoni et toute sa bande, il lui faudrait un sérieux remontant. Alors, il avait enfilé un jean et un T-shirt et, en savates, il avait descendu Wythe Avenue dans la nuit chaude jusqu’au drugstore CVS.

<<…tiens ! Un revenant !…dis-donc, il n’a pas l’air en forme !…>>

Harry fait un pas dans la salle. Il n’a pas vu G.H., à moitié caché par le battant de la porte.

-Salut, les filles ! Oh ! Pardon, Mary ! Je recommence : Bonjour, Messieurs !

Dick Hullby s’agite sur son siège.

<<…il y va un peu fort, Harry ; si c’est ça l’humour juif, ça manque un peu de classe; je suis pas sûr que G.H. apprécie…>>

-Excusez le retard… problème de clé…désolé…

Il ouvre un peu plus la porte de la salle qui vient heurter les pieds de Geronimo.

<<…merde, pas de pot, le grand Manitou est là…>>

Harry s’incline avec une cérémonie légèrement moqueuse devant le Président de la Compagnie et, d’une démarche un peu raide, il va s’asseoir à coté de Dunbar.

Richard

La région de Richard Dunbar, c’est SOUTH-USA. Richard est d’origine écossaise, mais il est né à Savannah, comme son grand-père, son père et sa mère. Il a cinquante et un ans et il habite Roosevelt Island, entre Manhattan et le Queens. Son grand plaisir le matin pour se rendre à son bureau, c’est de prendre le téléphérique au-dessus de l’East River. Quand il est dans la cabine qui oscille silencieusement dans le soleil, dans la brume ou sous la pluie, il regarde à chaque fois avec la même émotion les façades des immeubles de Manhattan avancer lentement vers lui. Une fois arrivé à la gare de la 2ème Avenue, il salue Khan, le vendeur ambulant de la 59ème, lui achète un café géant dans un gobelet en carton et se rend à pied jusqu’à Madison. Mais il sait qu’il va bientôt devoir quitter son ile, à la fois si calme et si proche de la fièvre du cœur de la ville. Il est en instance de divorce et la procédure est loin d’être amiable. La pension alimentaire qu’il va devoir verser à sa femme, le partage de leurs quelques biens, les frais d’université de leur dernière fille, tout cela ne lui permettra pas de garder son appartement avec vue sur Manhattan par-dessus la rivière. Mais aujourd’hui, les soucis de Dunbar ne se limitent pas à sa future ex-femme. Depuis presque un an, la région SOUTH ne donne plus ce qu’elle devrait donner. A moins que ce ne soit Dunbar qui ne donne plus ce qu’il devrait donner. Les résultats sont mauvais, de plus en plus mauvais. Bob l’a déjà convoqué une fois à ce sujet. C’était il y a deux mois. Richard s’en est sorti tant bien que mal avec quelques promesses d’amélioration rapide. Mais vendredi dernier, il a pris l’ascenseur avec Huge. Après lui avoir demandé joyeusement des nouvelles de sa femme – personne au bureau ne sait rien de son divorce – et de ses dernières vacances, G.H. lui a dit :

-Ah, Richard, à propos, si vous avez cinq minutes, passez donc me voir après la grand’messe de lundi prochain. Vous êtes libre ? Parfait, on fumera un cigare ensemble. Vous fumez toujours le cigare ?

Dunbar n’a jamais fumé de sa vie. Depuis cette cordiale invitation, Richard a passé un très mauvais week-end.

Quand Mary s’est interrompue à l’entrée d’Harry, Martinoni a repris la parole :

-Salut, Harry. Je vois que tu es encore à l’heure de la côte ouest. Tes vacances ont été bonnes ? <<…bon sang, ce type manque les deux dernières réunions et il arrive en retard à la troisième ! …se fout du monde !…>>

– Extra cool ! Super ! Je t’en souhaite beaucoup des comme ça, Bob, répond Harry d’un ton joyeux. .

Harry a peut-être fait une entrée un peu hésitante, mais maintenant il se sent plutôt bien. La qualité de sa réplique à son patron direct l’a rendu confiant, presque euphorique. <<…mais c’est que je suis en grande forme, moi !… il avait raison, le gars du drugstore, elles sont super ces pilules…>>

Martinoni n’est pas très sûr de l’intention mise par Harry dans sa réponse. Insolence, désinvolture, ou simple bonne humeur ? Il préfère ne pas relever.

-Maintenant que Monsieur Weissberg est bien installé, Mary, si tu veux bien reprendre…

-C’est ça, Mary, si tu veux bien reprendre…, dit Harry avec une extrême politesse.

<<…y a pas de doute, il se fiche de moi…quand même, il est drôlement bizarre, ce matin…>>

Bob fait comme si il n’avait pas entendu et insiste :

-Mary, je crois que tu nous parlais de l’Afrique…

-Effectivement. Je disais que notre récente implantation sur ce continent ne permet pas de prévisions fiables. La prolongation de la tendance constatée sur les douze …

<<…je m’emmerde…qu’est-ce que je m’emmerde…>>

-…virgule trois pour cent serait une imprudence, compte tenu de la faiblesse de l’assiette. Par contre…

– Mary ! Hé, Mary ! Tu vois pas que t’emmerdes tout le monde ?

Harry a parlé d’une voix douce sur un ton gentiment interrogatif et légèrement ironique. Mary s’est interrompue, décontenancée. Elle regarde Harry, puis Bob, puis Harry à nouveau. La question a figé toute l’assistance. Pendant quelques interminables secondes, on n’entend plus dans la salle 1101 que le soufflement discret de l’air conditionné.

La langue pratiquée de manière courante lors des réunions des Sales managers n’est pas particulièrement châtiée. Sans que cela soit fréquent, il arrive pourtant que des jurons ou des grossièretés soit prononcés. De même, il peut se produire qu’à l’occasion de désaccords professionnels ou d’inimitiés personnelles, une certaine agressivité puisse percer dans les échanges. Mais, jusqu’à présent, les agressions verbales avaient toujours été habillées d’un excès de politesse d’autant plus appuyée que l’agression était plus forte. Mais jamais encore, on avait assisté à une telle attaque, aussi directe, aussi crue, aussi sarcastique.

Bob Paulsen s’est renversé sur son fauteuil. Il regarde le plafond avec attention.

<<…c’est vrai qu’elle nous casse les pieds avec ses degrés de fiabilité, ses fourchettes d’incertitude et ses écarts-type…>>

 Robert

Robert Paulsen a trente-deux ans. Il dirige le secteur commercial MIDWEST-USA. Il est né à Duluth, Minnesota, dans une famille d’origine norvégienne. Il est divorcé, sans enfants et, depuis deux ans, il vit avec une jeune femme noire, Djeyma, vingt et un ans. Elle est originaire d’Haïti, sans papiers et très jolie. Bob mesure 198 centimètres. C’est pour ça, et aussi pour le différencier de Bob Martinoni, qu’on l’appelle « Little Bob ». Son secteur marche correctement, mais sans faire vraiment d’étincelles. Tout le monde aime bien Little Bob ; tout le monde déclare qu’il est gentil, en le disant avec cette nuance d’affection qui fait bien comprendre qu’il est effectivement gentil, mais pas très malin. Bob Paulsen est bien content d’avoir cette si bonne situation dans cette société si chaleureuse où tout le monde l’apprécie tant. Mais Bob a un problème : quand il a voulu présenter Djeyma à ses parents, son père, assureur à Duluth, lui a donné à choisir entre sa famille et cette « fille de couleur ». Cela s’est passé il y a presque un an et, depuis, il n’a pas revu ses parents. A chaque réunion, il essaie de se placer à côté de Cosby, parce que Cosby est noir et qu’il aimerait en faire un ami, pour lui et pour Djeyma. Il y a un mois, il l’a même invité chez lui pour prendre un verre. Ils sont ensuite allés diner tous les trois dans un restaurant de Chelsea, et la soirée a été très agréable.

Dans la salle de réunion, le silence se prolonge au-delà du supportable et Bob Martinoni jette un coup d’œil à G.H. qui reste impénétrable dans son coin. Il comprend que c’est à lui d’intervenir.

-Mais, Harry, qu’est-ce qui ne va pas, mon vieux ? Tu ne te sens pas bien ? Tu es malade ?

-Parfaitement bien ! Je vais parfaitement bien ! Il y a seulement qu’elle m’emmerde ! Elle t’emmerde pas, toi ?

-Enfin, Harry, tu ne peux pas dire des choses comme ça. C’est une réunion de travail !

-Une réunion de travail, d’accord, mais emmerdante !

-Bon, ça va comme ça maintenant. Je te prie de sortir. Va prendre l’air, un café, une cigarette, n’importe quoi, mais laisse-nous travailler. Je te verrai tout à l’heure.

Harry Weissberg ne bouge pas de son fauteuil. Au contraire, il se carre au plus profond du siège avec affectation.

David Cosby regarde le Vice-Président Sales & Marketing hésiter sur la conduite à tenir face à cette situation inaccoutumée. Pour cacher le sourire ironique qui lui monte aux lèvres, il toussote, prend un air affairé et écrit n’importe quoi sur son bloc.

<<…mais, c’est que ça devient marrant, cette réunion du jeudi…on dirait qu’il a bu, l’homme de l’Ouest…pourtant, il a une élocution parfaite…si ça se trouve, il a hérité une fortune de Bernard Madoff… il va nous annoncer qu’il a acheté une ile aux Bahamas et qu’il s’y retire avec une douzaine de playmates…>>

 David

Cosby a trente-deux ans. Il est célibataire. Il est petit et pas très beau garçon. Et il est noir. Mais il dirige le secteur commercial le plus important pour HHH, le NORTH-EAST-USA ; mais c’est sa région qui progresse le mieux depuis trois ans ; mais il a le huitième salaire de la société ; mais il a un succès fou avec les femmes, quelle que soit leur couleur. Il sort du Massachussetts Institute of Technology et de la Goethe Universität Frankfurt. Il conduit un cabriolet Aston Martin tout neuf et il habite un penthouse avec vue sur Rockfeller Park et la rivière Hudson.

Martinoni a bien vu que Cosby l’observait. <<…ce petit con de Cosby me regarde avec son air malin…ce sale ambitieux se voit déjà à ma place…il aimerait bien que je me plante, surtout devant Jerry…>>

-Harry, je ne vais quand même pas faire venir la sécurité pour éjecter un vieux camarade comme toi. Alors, puisque tu veux rester, reste. Mais ne dis plus un mot. D’accord ?

-D’accord, Bob, vieux camarade…

Sous ce nouveau sarcasme, Martinoni avale sa salive avec effort et poursuit :

– Bien ! Merci Mary ; je crois que nous avons compris ce qui se passe dans ton secteur. Tout ça est très positif. Pas de question sur l’Europe-Afrique? Bon, maintenant, Bahram, tu veux bien nous parler du Canada ? Tu fais vite, parce qu’on a pris un peu de retard. L’essentiel, s’il te plait.

Tout en disant cela, Bob ne peut s’empêcher de regarder Harry d’un air inquiet. Celui-ci lui adresse un sourire angélique tout en formant la lettre O de son pouce et son index arrondi pour signifier que tout va bien. Bob ne se sent pas rassuré pour autant.

-D’accord Bob, dit Bahram en se levant. L’essentiel. Au cours des deux derniers trimestres, la consommation …

 Bahram

Malgré l’immensité du territoire, du point de vue du chiffre d’affaires, le Canada est un secteur de moindre importance pour HHH. Cela convient très bien à Bahram Bogatchi qui en est le Sales manager depuis six ans. Bahram ne travaille pas pour gagner sa vie. Il n’en a pas besoin. Il n’en aura jamais besoin. Quand Reza Chah Pahlavi a quitté précipitamment Téhéran en janvier 1979, la famille Bogatchi l’avait précédé dans la fuite deux mois auparavant. Cela lui avait permis de mettre à l’abri la presque totalité de sa fortune en Angleterre et aux USA. Pourtant, c’est à Vancouver, sur la côte Ouest du Canada, qu’elle avait décidé de s’installer parce qu’il y existait déjà une assez forte colonie iranienne. Mais, sur la route de l’exil, Bahram avait choisi de s’arrêter en Angleterre, plus précisément à Oxford. Il avait alors à peine vingt-deux ans. Officiellement, c’était pour y achever les études qu’il avait commencées à l’université de Téhéran. Mais c’était aussi pour préserver son secret en se maintenant éloigné de sa famille. Car Bahram est gay, tendance aussi mal tolérée dans son pays d’origine que dans sa famille. Il avait donc passé trois années heureuses à Oxford, loin des ayatollahs et de ses parents. Il y avait acquis le surnom de Batman, à cause de la consonance de son prénom avec celui de la célèbre chauve-souris et parce qu’il était toujours habillé en noir. A la fin de ses études, son père lui avait ordonné de rentrer dans le groupe familial à Vancouver, mais Bahram avait refusé, prétextant qu’il voulait d’abord faire ses preuves tout seul à New York. Sa première colère passée, son père avait finalement trouvé que la position de son fils était plutôt courageuse, et il lui avait donné sa bénédiction en même temps qu’une appréciable avance sur son héritage. Voilà pourquoi le Sales manager pour le Canada n’avait pas vraiment besoin de travailler.

Il était rentré chez HHH comme délégué commercial, autrement dit comme simple représentant, et il avait tranquillement parcouru le pays et grimpé tous les échelons de la hiérarchie jusqu’au poste qu’il occupait aujourd’hui. Durant tout ce temps, il était resté très discret sur ses préférences sexuelles.

Aujourd’hui, il habite sur Gramercy Park, il s’habille toujours en noir et, sans qu’on sache comment, son surnom de Batman l’a suivi jusqu’ici.

-… d’antibiotiques est restée stable sur l’ensemble du Canada.

-On s’en fout, Batman, du Canada. Du Canada et des antibiotiques, on s’en fout. Peuvent bien crever de la fièvre aphteuse, les Canadiens, on s’en tape.

<<…bon sang, ce que je me sens bien, je me suis jamais senti aussi bien…attends, je vais les faire marrer…>>

-Et si tu nous parlais un peu de l’Iran, c’est plus rigolo l’Iran; il se passe toujours quelque chose en Iran, on pend, on lapide, on coupe, on tranche, c’est chouette l’Iran. Z’ont pas besoin de neuroleptiques, par hasard ?

-Harry, tu sais bien que ça fait vingt ans que les sociétés américaines n’ont plus le droit de travailler avec l’Iran. De plus…

-Ouais, mais toi, t’es pas vraiment américain, toi ! T’es toujours un frère pour eux, hein, Batman ?

Tout le monde regarde G.H. qui reste impassible, sans doute pour ne pas engager son autorité. Bob Martinoni en conclut que c’est encore à lui d’intervenir.

-Bat…, Bahram, s’il te plait ! Inutile d’engager la conversation avec Harry. Tu vois bien qu’il n’est pas dans son état normal. Harry…

-Pas dans mon état normal ! Pas dans mon état normal ! Qu’est-ce t’as dans les yeux, Bobbie ? Tu vois pas que j’ai jamais été aussi bien !

-Non, ce que je vois, c’est que tu te comportes comme un malade. Tu vas aller t’allonger sur le divan dans mon bureau en attendant que le Docteur Gruman arrive.

-Pas question ! D’abord parce que ce connard de Gruman est directeur de la Com. et qu’en conséquence ce crétin n’a pas vu un malade depuis quinze ans. Ensuite parce que je suis extra-super-hyper cool. Je peux être vachement utile dans cette réunion de ploucs.

<<…ouais !…je tiens vraiment une forme XXL, moi ! …>>

-Alors, j’appelle la sécurité!

-Fais donc ça ! Si tes gorilles à manches courtes me touchent, je te fais un procès…Et à la société aussi…Et à tous ceux qui sont dans cette salle… Des millions de dollars…

-Écoute, sois raisonnable. Ça n’est plus supportable; D’abord, tu as interrompu l’exposé de Miss Dickinson…

-Qui ça ? Ah, Mary ! La pimbêche qui nous endort avec ses statistiques alambiquées ! La snobinarde et son accent anglais, alors que tout le monde sait qu’elle est née dans le Bronx ! La grande bringue frigide ! Celle qui…

Mary s’est levée, blanche de colère. En se contrôlant avec peine, elle grince entre ses dents :

-Harry Weissberg, vous êtes un goujat ridicule et insupportable. J’exige que vous sortiez de cette salle.

-Du calme, bébé, ou je te montre ce que c’est qu’un homme.

Le grand Paulsen n’y tient plus. Il n’est pas très malin, Paulsen, mais c’est un preux chevalier. Il considère comme de son devoir de protéger la jeune femme du malotru qui l’agresse. Il se lève sans un mot et commence à contourner la table de conférence d’un pas décidé.

<<… il est sacrément impressionnant, Little Bob avec son double mètre …Harry a beau être costaud, je prendrais bien le pari à 2 contre 10 qu’il va se retrouver sur les fesses dans le couloir avant la fin du premier round…>>

Christopher

Christopher Fagan ne peut s’empêcher de parier sur tous les évènements de la vie : la couleur de la prochaine voiture qu’il croisera, le résultat des élections au Mozambique, le nombre d’échanges pendant de la finale de Wimbledon, les deux derniers chiffres du numéro de série du billet de 10 dollars que vous avez dans la poche, n’importe quoi. Alors, un pugilat au onzième étage de la tour HHH !

Fagan a soixante ans, il est anglais. Son père était major dans les Royal Gurkha Rifles, ce qui explique la naissance de son fils à Birâtnagar, au pied de l’Himalaya. Le major ayant pris sa retraite comme permanent au syndicat des dockers de Liverpool, Christopher fût confronté très tôt à la rugosité de la musique rock et des rapports sociaux. Excellent coureur de demi-fond, il obtint une bourse généreuse qui lui permit d’entreprendre de bonnes études en Angleterre et de les achever en Australie. Divers emplois dans le pétrole le menèrent de Malaisie en Irak, d’Irak au Liban, puis en Arabie Saoudite, en Lybie et enfin à Houston, Texas. C’est là qu’il fut débauché par Hector Huge, le père de Geronimo. H.H. avait rencontré Christopher sur un practice de golf à Pompano Beach en Floride. Il l’avait immédiatement appelé Chris. A cette époque, Chris avait tout juste quarante ans et il représentait pour Hector Huge tout ce que ce fils de pharmacien de Winslow, Arizona, aurait secrètement voulu être : élégant, bien élevé, cultivé, avec cette nonchalance naturelle ou affectée des anglais de cette classe sociale « moyenne supérieure ». Mais Hector avait également été impressionné par la connaissance qu’avait Chris d’un si grand nombre de pays, lui pour qui le seul pays fréquentable à l’Est de Boston était la Grande Bretagne. Au moment où il souhaitait vendre ses produits dans un tas de pays étranges et lointains comme l’Egypte, l’Iran, l’Inde, et même peut-être d’autres encore plus étranges et lointains, il fut très content d’embaucher ce globe-trotter qui lui paraissait sympathique et compétent. Il le nomma Sales Manager pour la région MIDDLE-EAST-INDIA que Christopher se mit à parcourir en tous sens avec efficacité. Le couple Fagan ne résista pas longtemps à tant de voyages et Chris accorda volontiers le divorce et une pension raisonnable à sa femme à laquelle il n’avait jamais vraiment tenu. Elle vit maintenant à Londres, tandis que son fils est musicien à San Francisco et sa fille, mère de famille à Kuala-Lumpur.

Comme la plupart des britanniques, Christopher est amateur de noble-art et de paris sportifs, c’est pourquoi il se réjouit de ce qui est en train de se dessiner. Entre ces deux amateurs aux solides carrures, on peut espérer un joli combat de boxe. Cependant, le flegme auquel Christopher est tenu par tradition lui interdit d’encourager les adversaires à engager le premier round. Il reste donc silencieux et attentif.

Little Bob continue à faire le tour de la table vers le siège dans lequel Harry Weissberg s’est renfoncé, doucement rigolard. Bob Martinoni a saisi un téléphone de la main gauche et marmonne quelque chose dans le combiné en cachant sa bouche de sa main droite, puis, s’adressant à Paulsen :

-Laisse tomber, Bob, j’ai appelé la sécurité. Ils vont s’en charger.

Mais Little Bob semble ne pas avoir entendu. Il continue sa progression.

-Robert, je pense qu’il serait préférable que vous restiez assis à votre place.

C’est G.H. qui vient de parler sur le ton anodin de la conversation. Cette fois-ci, Paulsen a entendu. Il regarde le grand patron, écarte légèrement les mains en signe d’incompréhension et retourne s’asseoir.

-C’est ça, Little Bob, couché, gentil, Little Bob, gentil. A la niche…

Little Bob fait mine de se relever, mais se rassied aussitôt en regardant G.H. d’un air désespéré.

C’est maintenant G.H. qui a la main et tout le monde retient son souffle en attendant que Geronimo H. Huge justifie son deuxième prénom d’Hurricane en pulvérisant Weissberg. Mais au contraire, il ignore son dernier sarcasme et s’adresse à Martinoni :

-Dis-moi, Bob, avec tout ça, je suis un peu perdu. Où en étions-nous ? Ah, oui….à la suggestion de Monsieur Weissberg de nous intéresser à l’Iran. C’est votre pays d’origine, je crois, Monsieur Bogatchi. Qu’en pensez-vous ?

Bahram hésite un peu quant à la réponse à donner à cette question délicate. Le patron est-il sérieux, ou cherche-t-il à le mettre en difficulté ? Il se décide pour une réponse bien formatée :

-À vrai dire, je ne suis pas en situation de donner un avis autorisé sur la question de l’ouverture éventuelle d’un marché pour la Compagnie en Iran. Tout d’abord, j’ai quitté ce pays il y a un peu plus de vingt ans. L’Iran d’aujourd’hui est très certainement aux antipodes de ce qu’il était du temps des Pahlavi. Ensuite, vous l’ignorez peut-être, mais toute ma famille a été condamnée à mort par contumace lors des procès de 1981. Il ne peut donc être question pour moi de retourner là-bas, même avec mon passeport américain. Ceci-dit, l’établissement de relations commerciales entre l’Iran et HHH dépendra tout d’abord de notre administration et seules des informations obtenues à très haut niveau, par exemple auprès du Département d’Etat, pourrait nous permettre d’anticiper un assouplissement de l’embargo. Si cette question devait se poser, des informations pourraient certainement être obtenues auprès de fonctionnaires haut-placés dans l’administration de Téhéran. Je suis en effet persuadé que, malgré le changement radical de régime, certaines habitudes sont restées bien ancrées dans le pays. De telles informations seraient onéreuses, mais leur obtention du domaine du possible. Pour en terminer, j’ajouterai que la question ne serait pas très différente si la Compagnie souhaitait s’intéresser à Cuba.

Content de lui, Bahram pose ses avant-bras sur les accoudoirs de son fauteuil, s’appuie fermement sur son dossier et, tournant lentement la tête de droite à gauche, regarde l’un après l’autre chacun de ses collègues.

<<…bon, ça va…je crois que je m’en suis bien sorti…pas mal, l’idée de Cuba…>>

Toujours vautré dans son fauteuil, Harry se met à taper dans ses mains sur un rythme exagérément lent :

-Alors là, bravo, Batman ! Chapeau ! Arriver à ne pas répondre tout en déplaçant le problème sur Cuba, c’est du grand art, c’est tout l’Orient ! Est-ce que tu dois ça à ton côté Perse ou à ton côté homo ?

<<…bon sang, il dépasse les bornes…ça va dégénérer… le grand déballage…après Mary, c’est Batman…à qui le tour? …pourvu que…>>

-Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Tu es homo, non ? Tout le monde le sait que tu es homo. Dis-donc, tu as vraiment pas intérêt à y retourner, en Iran, parce qu’ils pourraient te pendre deux fois : une fois comme émigré et une fois comme gay. Rigolo, non ? Et à Cuba, c’est la même chose qu’en Iran, à Cuba ? Tu sais ce qu’ils leur font aux homos à Cuba ? Non, tu sais pas ? Attends, on va demander à Monsieur Dick Hullby.

<<…ça y est, ça va être mon tour…>>

Ricardo

Ricardo Huelva est né en 1965 à Bauta, un faubourg de La Havane. Jusqu’à l’âge de quinze ans, il a vécu là, entre ses parents et ses deux sœurs cadettes, Maria et Helena. Ce fut une vie plutôt tranquille et joyeuse, vie d’enfant, puis d’adolescent, faite d’école, de catéchisme, de football, de copains, de soleil, de nuits sur la plage, de guitares et de filles, mais aussi  de pauvreté. Quelques années avant la révolution, le grand-père de Ricardo avait ouvert un commerce de chaussures. Au début des années cinquante, les affaires avaient plutôt bien marché et le commerçant avait commencé à faire construire une grande maison au bord de la mer pour y loger toute sa famille. Mais les troubles de la révolution avaient arrêté le chantier et l’effondrement de l’économie qui avait suivi l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro avait définitivement ruiné le marchand de chaussures. A partir de ce moment, le grand-père de Ricardo n’avait plus caché ni sa haine envers le Lider Massimo ni son peu de goût pour le paradis communiste qu’il leur promettait pour demain. Cette attitude de bourgeois obstiné lui avait valu un interrogatoire vigoureux qui avait duré cinq pénibles jours. Après cela, il avait été renvoyé dans ses foyers et classé, lui et sa famille, dans la catégorie des «contre-révolutionnaires irrécupérables». Si, par la suite, on l’avait laissé à peu près tranquille, on lui avait interdit, à lui et à ses fils, l’accès au seul emploi qui leur aurait permis de sortir de la presque misère dans laquelle ils se débattaient chaque jour, un poste de fonctionnaire.

La marque infamante que les Huelva portaient encore vingt ans plus tard finit quand même par leur apporter un avantage. Lorsqu’en 1980 Castro avait décidé d’organiser l’exode vers les Etats Unis de cent cinquante mille cubains irrécupérables, la famille Huelva avait été parmi les premières à embarquer pour la Floride au port de Mariel. Elle fut accueillie en grandes pompes par la ville de Miami qui lui attribua une maison parmi les milliers identiques que la ville avait construites à Hialeah pour accueillir et, si possible, contenir cette vague immense d’immigration. Grace aux lois spéciales applicables aux seuls émigrés cubains, Ricardo avait obtenu sans difficulté la nationalité américaine ainsi qu’une bourse d’études. Il avait choisi de devenir ingénieur en mécanique. A partir de ce moment, il avait tout fait pour oublier son pays d’origine et sa condition de Cubano. Il avait commencé par quitter la Floride pour monter vers le Nord, là où on ne risque pas de rencontrer un émigré au détour de chaque bloc. Il avait aussi changé son nom pour celui de Dick Hullby. Dick n’avait pas tardé à trouver du travail à Detroit. Peu de temps après, lors d’une partie de bowling avec des amis de l’usine, il avait rencontré celle qui, dans le mois qui suivit,  devait devenir sa femme. Elle s’appelait Maria comme sa sœur et, comme sa sœur, elle était Cubana. Elle était belle comme le jour et n’éprouvait aucune gêne à évoquer ses origines cubaines. Elle avait une bonne situation à Manhattan dans une agence de publicité sur Madison. Quelques semaines après leur rencontre, elle avait emmené Ricardo à New York. Le mois suivant, il entrait comme délégué commercial chez Anderson Laboratories, d’où HHH le débaucha cinq ans plus tard.

Il n’a pas remis les pieds à Hialeah depuis quinze ans. Il est maintenant Sales Manager pour la région Central-South-America. Il habite Brooklyn, sa femme attend un troisième enfant, et ils viennent de décider qu’elle allait s’arrêter de travailler. Elle est en vacances dans sa famille avec les enfants du côté de Fort Lauderdale, d’où Ricardo est rentré hier soir, uniquement pour assister à cette réunion.

Weissberg continue :

– Dis-moi donc, Rrricarrrdo Rrrouelba ! Pourquoi tu te fais appeler Hullby ? Hein ? Pourquoi ? T’as honte de tes origines ? C’est vrai que Dick, c’est plus chic. Et tu crois que tu trompes ton monde avec ça ? Tu crois qu’on va oublier que t’es arrivé de Cuba tout mouillé sur une poubelle flottante ? Mon pauvre vieux ! Mais jamais personne n’oubliera ça. Surtout pas ceux-là, les Dickinson, les Fagan, les Dunbar, les Huge, les WASP, les « pure americans », les passagers du Mayflower. Pour eux, tu seras toujours un bronzé, un wetback, un Cubano qui profite du fric de l’Oncle Sam. Jamais tu ne seras l’un d’entre eux.

Sous le coup de la vexation, Ricardo ne peut s’empêcher de répondre :

-Et ça, tu en sais quelque chose, hein ! Le sale petit juif de Brooklyn !

-Ho, mais c’est qu’il a du répondant, l’immigré ! Allez, le mécano, va plutôt garer ma Porsche ! dit Harry en lui lançant ses clés à travers la table.

Martinoni n’y tient plus :

-C’est intolérable ! Mais qu’est-ce que fout la Sécurité ? Maintenant, ça suffit, Harry ! Je te somme de sortir de cette salle immédiatement, ou je te sors moi-même !

-Ho, le Rital, la ferme ! T’es pas de taille ! Toi c’est pas le fric de l’Oncle Sam qui t’intéresse. Ce serait pas plutôt celui de Papa Gallagher, ton cher beau-père ? Fais attention, vieux camarade, il pourrait bien durer plus longtemps que tu ne crois, le vieux tyran. T’as intérêt à être très très gentil avec sa fille, sinon elle pourrait bien divorcer avant d’être orpheline, ta poule aux œufs d’or ! Erlina ! Entre nous, on n’a pas idée de s’appeler Erlina. Bon ! Assis, le gigolo !

-Ecoute, Harry, vraiment, je trouve que tu exagères…

C’est Dunbar qui vient d’intervenir.

-Tiens, voilà le chômeur qui s’en mêle ! Quoi ? Tu le savais pas ? Tiens, j’aurais cru. En tout cas, tu le sauras surement tout à l’heure. T’as bien rendez-vous avec G.H. ? Bon, ben, t’es viré mon gars ! T’es mauvais, alors t’es viré ! C’est comme ça : quand t’es mauvais et que tu es pas actionnaire, t’es viré ! Automatique ! Ecoute, c’est normal, non ? T’es plus au niveau, mon vieux. Tu n’arrêtes pas de dégringoler depuis un an. Alors, t’es viré. Tu as droit à une jolie boite en carton. Tu pourras y mettre toutes tes affaires personnelles : ton saumon empaillé qui dit bonjour quand on passe devant, ta photo avec le vieux Huge, ton stylo Montblanc et la photo de ta femme. A propos, tu nous avais pas dit qu’elle se barrait, ta femme !

Tandis que Dunbar s’effondre sur son fauteuil en se prenant la tête dans les mains, Mary Dickinson s’indigne :

-C’est odieux, c’est insupportable ! G.H., pour l’amour de Dieu, faites quelque chose !

-N’en faites rien, G.H. Cette garce est en train de quitter le navire. Vous ne saviez pas ? Elle a pratiquement signé avec Anderson pour Londres. Elle doit avoir une coquine, là-bas.

Little Bob se lève à nouveau de son fauteuil :

-Vraiment, Harry, tu n’es pas un gentleman. Je vais être obligé de te…

Harry l’interrompt en imitant la voix de Geronimo Huge :

-Robert, je pense qu’il serait préférable que vous restiez assis à votre place.

Puis, revenant à sa voix habituelle :

-Ouais, grand crétin, il serait préférable. Au lieu de voler au secours de Miss Europe-Afrique, tu ferais mieux de t’occuper de ta femme. Ça ne va pas, mon vieux, ça ne va pas du tout. Ça fait trois semaines qu’elle couche avec Cosby. Hé oui ! Surprise, surprise ! C’est une question de couleur probablement; à moins que ce ne soit autre chose. En tous cas, elle couche, mon vieux.

En se relevant brutalement, Cosby renverse son fauteuil qui vient cogner bruyamment la baie vitrée derrière lui.

-Monsieur Cosby, s’il vous plait, murmure G.H.

-Mais enfin, G.H., c’est insupportable ! proteste Cosby

Mais Harry Weissberg reprend aussitôt la direction des évènements :

-Dis donc, Cosby ! T’en veux aussi, toi ? Toi l’homme de couleur comme on aimerait en voir plus souvent, le modèle d’intégration raciale, le passager de l’ascenseur social ? Tu veux que je te dégonfle un peu ? Tu veux que j’explique comment tu l’as payé, ton piège à filles décapotable ? Tu veux que je parle de tes combines avec le patron de l’usine de Greenfield ? Que je raconte comment il prélève de l’héroïne de son labo sans que ça se voie ? Comment il te la refile chaque fois que tu vas dans le nord ? Ou bien comment tu la fourgues à tes petits cousins du Bronx, tu sais, ceux qui alimentent Manhattan nord, après avoir prélevé ta consommation personnelle ? Alors, David, tu veux vraiment ?

Comme un somnambule, Cosby redresse son fauteuil et se rassied, tandis que son voisin de table rassemble ses affaires et se lève. Harry lui adresse un large sourire :

– Aaah ! Major Fagan ! Vous n’allez pas nous quitter comme ça ?

– Écoutez, G.H., dit Christopher en s’adressant à Geronimo, je ne vois pas l’utilité de prolonger cette réunion tant que cet individu sera là.

Mais Huge reste impassible sur sa chaise et Weissberg reprend la main :

-Major Fagan ! Vous ne voyez pas l’utilité ! Vous voulez parier que vous allez bientôt la voir, l’utilité ? Combien vous pariez ? Mille dollars, dix mille, cent mille dollars ? Encore un peu plus ? Allez, vous pouvez bien allez jusqu’à cinq cent mille. Allez, cinq cent mille dollars ! Adjugé ! Vous pouvez vous le permettre, non ? C’est bien la somme que vous avez touché des labo Anderson pour leur avoir passé tous les détails du programme Cardiocor. Remarquez que c’est pas cher payé ! Dix années de recherches de la Compagnie pour cinq cent mille dollars, c’est donné. Vous auriez pu obtenir largement plus. Alors, vous la voyez maintenant, l’utilité ?

La salle de réunion est maintenant plongée dans un grand silence. Plus personne ne bouge, plus personne ne respire. Le temps s’est arrêté.

Et puis, Geronimo se lève, contourne la table, et vient se placer derrière le siège de Martinoni.

Geronimo

Geronimo H. Huge a 48 ans. Il y a juste dix ans qu’il a pris la direction du groupe. Après être sorti de Stanford et avoir échappé de peu au Viêt-Nam, il est parti faire un tour du monde en moto. Rapatrié après un accident grave en Malaisie, il a passé sa convalescence à apprendre le chinois et les mathématiques. Un an et demi plus tard, plus ou moins rétabli, il est entré chez Lehman Brothers qu’il a quitté au bout de quatre ans pour rejoindre le groupe HHH. Geronimo est marié. Il a trois enfants, tous au collège ou à l’université. Sa femme, Iris, est avocate chez Baker et McKenzie. Ils forment un couple très libre et ils s’entendent à merveille. Ils habitent Long Island, dans une immense maison sur Huntington bay où est amarré leur bateau, le « What’s next ? ».

Appuyé des deux mains sur le dossier, G.H. commence :

-Bien…

Il prend un long temps avant de reprendre :

-Je crois qu’il est temps de clore cette réunion et de …

Mais Harry le coupe aussitôt :

-Ha ben non, alors ! Pas déjà ! Je n’ai pas eu le temps de vous parler des fausses notes de frais de McNamara. C’est vrai que notre responsable CHINA-PACIFIC n’est pas là aujourd’hui. Il doit être dans un de ses palaces favoris de Hong Kong ou de Singapour à traficoter ses additions. Ça ne vous intéresse pas ? Je n’ai pas parlé de vous, non plus, cher CEO. Voulez-vous me permettre…?

-Monsieur Weissberg, grâce à vous, la réunion d’aujourd’hui a été enrichissante, passionnante même. Je suis certain que chacun d’entre nous en a apprécié la teneur et saura tirer profit des informations qui y ont été communiquées. Mais je crois qu’il est temps de conclure et, si vous permettez, contrairement à l’habitude, je vais m’en charger.

Harry, cher Harry Weissberg. Aujourd’hui, vous m’avez appris, ou parfois seulement confirmé, un certain nombre de choses importantes pour le bon fonctionnement de HHH.

Que vous soyez alcoolique, je le savais déjà. Que vous sortiez d’une cure de désintoxication, je le savais aussi. Que vous ayez pris le temps de cette cure sur votre temps de travail sans en avertir la Compagnie, ça aussi, je le savais. Que voulez-vous, vous n’êtes pas le seul à coucher avec votre secrétaire. Chère petite Susie Mae ! Elle aime bien le ski dans le Vermont, mais elle n’a pas détesté pas le « What’s next ? »; c’est une sportive. Mais ce que j’ignore encore, c’est quel est le mélange de substances que vous avez absorbé pour devenir subitement aussi clairvoyant et désinhibé. Je vous prierai donc de vous mettre en rapport avec le département Recherches et Développement pour lui donner le maximum d’information sur ces produits, car je vois là un marché potentiel prometteur pour HHH.

Ceci mis à part, votre attitude d’aujourd’hui justifierait amplement un licenciement immédiat et sans indemnité. Cependant, je reconnais qu’en une heure à peine, vous avez fait économiser pas mal d’argent à la Compagnie. Hé, oui !

Il y avait des mois que l’agence Pinkerton enquêtait sur les fuites dans le dossier Cardiocor. Vous avez révélé le nom du traitre, sans qu’il proteste, preuve de sa culpabilité. Vous m’avez ainsi évité de régler à Pinkerton une nouvelle et colossale provision sur honoraires. Merci.

Mais ce n’est pas tout. Vous avez également raccourci considérablement la durée et le coût de l’audit interne que j’avais lancé en juillet sur les écarts d’inventaires dans les produits sensibles à l’usine de Greenfield. Encore merci.

Vous m’avez aussi probablement évité la perte d’une collaboratrice de qualité en me prévenant de ses velléités de départ pour Londres. Pour ça aussi, merci.

Et je ne parle pas de la clarification que vous avez apportée dans les situations personnelles de Messieurs Martinoni, Bogatchi et Paulsen. Bien que je doute qu’ils ne vous en soient jamais reconnaissants, ces mises au point devraient au bout du compte leur faciliter la vie et, pourquoi pas, les amener à modifier leur comportement, un peu rigide jusqu’ici.

Et, j’allais oublier, vous m’avez évité la pénible tâche d’avoir à apprendre son licenciement à un vieux et fidèle collaborateur.

Pour tout cela, merci, et c’est pourquoi vous conservez un emploi chez HHH. Cependant, il ne faut pas négliger le fait que votre comportement vous aura créé dans notre groupe quelques inimitiés durables. Vous comprenez donc que vous ne pouvez pas conserver vos fonctions au siège. Vous y rencontreriez trop fréquemment nos amis ici présents. Il se trouve que je recherchais un directeur pour notre nouvelle usine de Bethel. Vous êtes l’homme providentiel. C’est une charmante petite ville à l’ouest de l’Alaska, à une dizaine d’heures de route d’Anchorage. Vous y serez très bien.

Bon, voilà qui est réglé. Maintenant, Bob, à toi.

Bob, la fortune de ta femme sera sans doute un jour aussi la tienne. Mais ça ne t’a jamais empêché de donner à la Compagnie le meilleur de toi-même. Je suis certain que tu continueras. Une remarque cependant : j’aimerais que dorénavant tu diriges les réunions d’une main un peu plus ferme. Aujourd’hui, c’était quand même un sacré foutoir.

Miss Dickinson… Ah, Mary ! Vous ne pouvez pas nous quitter comme ça ! Je suis certain que nous allons trouver un arrangement satisfaisant sur tous les plans. Dinons ensemble demain soir pour en parler, voulez-vous ?

Little Bob -vous permettez que je vous appelle Little Bob ?-, vous êtes cocu, ça ne fait aucun doute. Mais vous n’êtes pas le seul chez HHH. Et j’en connais plusieurs que ça n’empêche pas de faire un excellent travail. Alors, pourquoi pas vous ?

David, mon petit David, vous êtes le meilleur Sales Manager que j’ai jamais eu. Alors, deux choses : premièrement, je vous donne deux mois pour régler ce petit problème d’addiction à l’héroïne. Il existe d’excellentes cures de désintoxication que vous pourrez suivre à vos frais en prenant sur vos prochaines vacances. Deuxièmement, je vais faire calculer par J.D. le préjudice financier que vous avez causé à la Compagnie en subtilisant cette substance si recherchée. Vous aurez cinq années pour en effectuer le remboursement, assorti d’un taux d’intérêt raisonnable. J’accepterai comme premier versement la remise des clés de votre jolie voiture. Si par malchance ou par mauvaise volonté, vous n’étiez pas en mesure de remplir ces obligations, le F.B.I. ne tarderait sans doute pas à être informé de vos activités illicites.

Monsieur Bogatchi, vous êtes gay. Et après ! Vous êtes riche. Tant mieux ! Et vous le serez plus encore dans quelques années. Formidable ! Comme Robert Martinoni, vous n’en serez que moins tenté de nous rouler.

Monsieur Huelva, vous avez profité de tout ce que l’Amérique pouvait vous offrir. Vous et vos semblables m’avez coûté énormément d’argent en impôts et taxes diverses. Mais je suis heureux qu’une partie de cet argent retourne aujourd’hui à la Compagnie grâce à vos talents. Un conseil, cependant, à l’avenir soyez moins susceptible et moins antisémite. Entre nous, ne le répétez pas, mais je crois que ma femme est un peu juive. Par ailleurs, je compte sur vous pour rédiger un compte rendu précis de cette réunion. Vous voudrez bien me le soumettre avant ce soir pour une diffusion restreinte.

Chris, je suis extrêmement déçu par ce que je viens d’apprendre. Quand je pense que c’est mon père qui vous avait engagé. Vous avez vendu notre programme Cardiocor à cette fripouille d’Anderson pour cinq cent mille dollars. Sur ce point, je suis d’accord avec Monsieur Weissberg : vous auriez pu en tirer au moins le double. Mais ce qui est fait est fait. Pour régler cette indélicatesse, nous irons voir ensemble dès demain matin notre avocat, Hauptmann & Bochurberg, qui mettra au point un petit compromis dont la signature vous évitera une plainte de notre part. On pourrait par exemple envisager un accord comprenant un engagement sur dix ans pendant lesquels vous resterez à votre poste avec une rémunération fixe égale à, mettons, la moitié de votre salaire actuel, avec obligation pour vous de fournir à Anderson toutes les fausses informations que nous voudrons bien lui communiquer. Entre gentlemen, ça doit être possible, non ?

Je ne vous oublie pas, Monsieur Dunbar. Vous avez déjà compris qu’à compter de cet instant, vous ne faites plus partie de notre grande famille. Vous comprendrez que HHH n’a rien à faire d’un représentant de commerce à la dérive. Vous voudrez bien remettre tout à l’heure votre ordinateur, votre téléphone portable et votre badge de parking à la Sécurité. Je vais demander à J.D. de vous verser aujourd’hui vos trois semaines d’indemnité contractuelle. Merci, Richard. Et bonne chance !

Pour finir, un point de détail. Je vous rappelle à tous que nous changeons de siège social dans moins de quinze jours. Le mobilier et le matériel seront déménagés et remis en place dans nos nouveaux locaux durant le week-end du 6 et 7 septembre. Les tests auront lieu dans la journée du lundi 8. Vous pourrez donc disposer de vos nouveaux bureaux dès le mardi 9, à partir de 9 heures du matin. Exceptionnellement, la prochaine réunion Sales aura lieu le jeudi suivant dans la nouvelle salle du conseil d’administration, au 63ème étage de cet immeuble prestigieux, la tour Nord du World Trade Center.

Donc, notez bien : Prochaine réunion, jeudi 11 septembre, à 8:30 précises. Soyez tous présents… sauf vous, Monsieur Dunbar, bien entendu.

FIN

5 réflexions sur « HHH, NYC, USA (texte intégral) »

  1. Oui, oui, je suis d’accord que Brian de Palma est la référence irréfragable qui confirme que c’est bien les livres de comptes d’Al Capone qui ont permis à Eliott Ness de l’envoyer à Sing Sing à moins que ce soit à Alcatraz. J’ose espérer que les mafieux ont compris depuis qu’il ne fallait pas conserver des archives ineluctablement compromettantes si elles tombent entre des mains inamicales. Non! Je plaisante. C’est seulement que je m’étais attaché à l’idée d’HHH entreprise mafieuse, et puis j’espérais une fin en forme de crâne fracassé par derrière par une batte de baseball, comme dans un film dont j’ai oublié le titre. Mais j’ai réalisé à la fin du chapitre 11 qu’une entreprise mafieuse entièrement décapitée d’un seul coup par d’autres saloparts constituait une fin inespérément morale.

  2. Les archives : toute entreprise un peu sérieuse et qui souhaite perdurer constitue et conserve des archives. Et les entreprises maffieuses sont sérieuses et souhaitent perdurer. Grâce à Mario Puzzo, on sait que le fils de don Corleone, archétype du maffieux ambitieux et moderne à transféré toute la fortune de la famille dans des affaires licites, ne serait-ce que pour blanchir l’argent des autres affaires, moins licites. Donc archives il faut et archives il y a.
    Pour remonter au temps de la prohibition, on sait que c’est la trace écrite des dépenses et des recettes d’Al Capone qui ont permis de le faire condamner pour fraude fiscale (confirmé sans doute possible par une source indiscutable : Brian de Palma, Les Incorruptibles)

  3. Hum…quand même, une firme pharmaceutique c’est une bonne couverture pour des activités mafieuses, surtout pour la fabrication et la dissémination de petites pilules synthétiques genre LSD ou ecstasy. Enfin, tu dois mieux savoir que moi. Sans archives – mais les mafieux en gardent-ils? – ce sera difficile de connaître la vérité, à moins que Richard Dunbar décide d’écrire un livre d’après une histoire vraie (comme dirait Delphine de Vigan, dernier Prix Renaudot).

  4. Effectivement, Dunbar n’est rien de ce que tu dis, ni rital, ni juif, ni black, ni femme…Dans sa situation de ce mois d’aout, c’est pourtant le plus misérable. C’est pourquoi, dans ma grande magnanimité de « narrateur omniscient », je le sauve à la fin de l’histoire.
    Avant sa décapitation et son rachat par cette pourriture d’Anderson, HHH n’était pas, que je sache, une entreprise maffieuse, mais je ne sais pas tout, d’autant plus que ses principales archives ont disparu le 9/11. Pourtant, à mon avis, les Huge n’avaient pas besoin de ça pour gagner de l’argent. De plus, la forte personnalité de Geronimo et de son père me sembleraient avoir empêché une mainmise de Don Corleone sur la boite.
    Pour ce qui est des produits fabriqués, Mary et Bahram en citent quelques-uns : anxiolitiques, neuroleptiques, analgésiques et antibiotiques, sans oublier le fameux programme Cardiocor, dont le nom indique bien dans quelle catégorie il se situe.
    Au moment de la catastrophe, HHH fondait aussi beaucoup d’espoir sur le programme de recherche d’un petit labo qu’elle avait racheté discrètement et qui portait sur une petite pilule, pratiquement au point et dont, en attendant l’agrélent par la FDA, on était en train de chercher le nom commercial. Entre deux ou trois noms possibles, c’était celui de Vitgros qui tenait la corde, juste devant Vitgran et Viagra.

  5. Richard Dunbar peut remercier Saint André de sa bonne fortune. Il est vrai qu’il est différent des autres. Ni Irish, ni Rital, ni Juif, ni Latino, ni Oriental, ni Black, ni…, etc, c’est un mec à part quoi, un Scot, un mec normal et c’est normal qu’il s’en sorte. Mais je persiste à penser que HHH est la couverture d’une entreprise mafieuse, divisée en territoires de rapport. Il n’y a qu’elles pour virer un partenaire dont la seule tare, en dehors d’être Écossais, est de ne pas rapporter au niveau escompté, pour l’exemple encore, sans autre forme de procès. Au fait, quel médicament fabrique HHH?

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