Il est mort

Ça y est ! Il est mort. Depuis le temps qu’il s’y attendait, depuis le temps qu’il se le disait, ça devait bien finir (mal finir ?) comme ça ! « À force de dire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver ! » disait l’Edward Molyneux de Drôle de Drame. Eh bien, ça a fini par arriver : il est mort. Mais est-ce que c’est une chose horrible ? Trop tôt pour le dire.
Comment c’est arrivé ? Il n’en sait rien, il dormait.
D’abord, est-il vraiment mort ? Et puis, comment sait-il qu’il est mort ?
Eh bien, d’abord, ce matin, il ne ressent ni cet énorme besoin de café ni cette légère douleur à la hanche droite, ni aucune autre de ces minuscules sensations qui, d’habitude, ouvrent la journée. Ensuite, tout est noir, ou plutôt marron foncé avec par-ci, par-là des nuances de jaune, de la couleur de l’intérieur des paupières fermées quand la lumière est allumée. Enfin, il est immobile, incapable d’un geste, mais en même temps sans aucun désir de bouger. Il est mort.
Peut-être n’est-il que fatigué?
Pas au point de ne pouvoir ouvrir les yeux, quand même !
Non, il est mort, c’est sûr.
Il est mort, mais il entend. Oh, pas grand-chose, mais il entend. D’abord un souffle dont le volume enfle puis diminue à chaque seconde pour enfler à nouveau la seconde d’après, une sorte de respiration puissante et rapide. À moitié cachés par cet énorme acouphène, lui parviennent aussi d’autres sons, des bruits de rue, des bruits ménagers, des paroles, de la musique même. Mais tout cela n’émerge qu’à moitié de dessous le souffle et lui reste incompréhensible. De temps en temps, il attrape des mots, tronqués, isolés, ou par petits groupes, incohérents: « …au cinéma…rée haute…escalier…à toi de conduire…surveillant…cendie…écoute-moi…changement…pas la peine…« .
Tout ça n’a aucun sens. Il est mort.
A moins qu’il ne soit en train de se réveiller d’un coma ou d’une anesthésie générale ? Mais oui, c’est ça ! Il devait se faire opérer de…Mais de quoi déjà ? Mais non, il n’y a pas cette odeur de formol ni ces bruits métalliques d’hôpital…
Non, non, il est mort, un point, c’est tout. C’est le cas de le dire : c’est tout ! Autrement dit, c’est fini !
Il est mort, d’accord. Mais il est quoi, maintenant ? Un cadavre, un esprit, un fantôme, n’importe quoi, rien ?

D’un vieux cours de philo sur la mort, il se souvient d’Epictète qui disait qu’elle n’était qu’une transformation d’un état antérieur en un autre état, que ce n’était pas une destruction mais un aménagement et que le changement n’allait pas de l’être au non-être, mais de l’être au non-être de l’être actuel, qu’après la mort, on ne serait plus ce qu’on avait été, mais autre chose dont le monde aurait alors besoin. Il pense aussi que se souvenir de tout cela prouve bien qu’il n’est pas dans un état normal, donc qu’il pourrait bien être mort.
Il se dit : D’accord, mettons que je sois mort. Mettons qu’Epictète ait raison. Alors, maintenant, là, tout de suite, de quoi le monde a-t-il besoin ? D’une chaise, d’un fantôme, d’un papillon ?
Est-ce qu’ il va tomber en poussière dans quelques années, ou errer sans fin avec ce bruit dans les oreilles (a-t-il même des oreilles ?) et terroriser quelques enfants en agitant des rideaux et en faisant grincer des portes de placard ? Va-t-il voleter un temps au-dessus des coquelicots et terminer cloué sur un morceau de carton derrière une vitre ? Va-t-il vivre un temps près d’un cantou, craquant de sécheresse sous la chaleur du feu pour finir, couronnement suprême, chez un antiquaire du vingt-deuxième siècle ?
Ou bien est-il RIEN ?

Non ! RIEN, ce n’est pas logique, ce n’est pas possible, c’est absurde! RIEN ?
Alors quoi ? Toutes ces pensées, ces joies, ces enthousiasmes, ces angoisses, ces choses apprises, ces choses faites, ces sourires, ces baisers, ces oublis, ces lâchetés, ces conneries, ces rires, ces petites douleurs, ces gros chagrins, ces abandons, ces volontés, tous ces « j’en ai marre« , ces « non merci« , ces « s’il vous plait« , ces « j’espère« , ces « je veux« , ces « je crois« , ces « je suis sûr« , ces « pourtant« , ces «  jamais plus« , ces « jamais de la vie« , ces « je vous jure« , ces « pourvu que« , ces « encore« , ces « plus tard« , toutes ces paroles, ces images, ces mots, ces frissons, ces vertiges, ces fatigues, ces paysages, ces émotions, ces angoisses, tout ça, là, c’était pour quoi ? Pour rien ? Pour ce RIEN ? Impossible ! D’ailleurs, là, en ce moment, tout mort qu’il est, il n’est pas rien, puisqu’il pense. Il pense que, peut-être, il n’est rien. Mais il pense, sed cogitat, ergo est, ergo scit, donc il sait. Il sait qu’il n’est pas RIEN. Et s’il n’est pas RIEN,  alors, il n’est pas mort. Et pourtant, il SAIT qu’il est mort. Et cependant, il SENT qu’il n’est pas RIEN. S’il était RIEN, tout serait absurde. En mathématique, la démonstration par l’absurde est tout à fait admise. De son vivant, c’était même celle qu’il préférait. Elle consiste à démontrer par exemple qu’un point se trouve en deux endroits différents à la fois, ce qui est absurde, et d’en conclure que l’hypothèse de départ est fausse, donc que l’hypothèse opposée est vraie. Dans son tourbillon intérieur, il n’y a que deux possibilités : il est RIEN, ou il n’est pas RIEN. S’il est RIEN, et puisqu’il pense, c’est qu’il a toujours été RIEN. Or, il a été quelqu’un. Il a donc été RIEN et QUELQU’UN à la fois, ce qui est absurde. Donc, il n’est pas RIEN. Mais s’il n’est pas RIEN, il est quand même mort, il le sait. Pourtant… Il tourne en rond. Il le sait bien qu’il tourne en rond. Autrefois, avant d’être mort, il arrivait facilement à effacer, ne serait-ce que pour un instant, une pensée ou une évidence ennuyeuse. Cela lui permettait de passer à autre chose. Il devrait pouvoir y arriver, là, maintenant. Comment est-ce qu’il faisait, déjà ? Tiens ! Ça y est, c’est fait ! Il n’est pas RIEN.

S’il n’est pas RIEN parce qu’il a été quelqu’un, il n’est plus QUELQU’UN parce qu’il est mort. N’étant ni RIEN ni QUELQU’UN, il est peut-être une chaise, un tabouret, un meuble, un toboggan, un objet quoi ? C’est possible, et le fait qu’il ne puisse ni ne désire bouger semblerait bien confirmer cette hypothèse. Mais être un objet et, en même temps, entendre, même mal, son environnement, c’est peu vraisemblable, non ? Mais, qu’est-ce qui est vraisemblable après la mort ? Vraisemblable, semblable au vrai, envisageable, possible, probable ? Sans élément de comparaison, sans référence historique, dans l’état où il est à cet instant, rien n’est vraisemblable, mais tout est envisageable. Conclusion provisoire : il est donc possible qu’il soit un objet. « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? » se demandait le poète. S’il est aujourd’hui un meuble, avoir une âme de tabouret pourrait expliquer ces bruits confus et ces pensées désordonnées. Mais, s’il est un tabouret, qui est le fauteuil d’à côté, la moquette du salon, le toboggan du jardin ? Quelqu’un de sa famille ? Un ancêtre ? Un pakistanais ? Un ministre plénipotentiaire ? Un receveur des Postes ? Un Chevalier Teutonique ?
Bon, admettons qu’il soit un tabouret, ce qui conforterait la réflexion d’Epictète. Mais, s’il est un tabouret, que deviendra-t-il lorsque ce morceau de bois sera brûlé ? Un multitude de particules fines ? Que se passera-t-il quand il aura été mangé par les termites ? Un petit tas de chiures d’insectes ? Et après ça ?
Non, être un objet est tout aussi absurde qu’être RIEN.

Un papillon ? C’est joli un papillon. Ça vole dans le soleil, au-dessus des fleurs et des ruisseaux. Mais combien de temps ? Ça meurt plus vite que n’importe quoi, un papillon. Et après, quand le papillon sera mort ? Un autre papillon ? Non, après être passé de l’état d’homme à celui de papillon, il n’y aucune raison de se cantonner à une seule espèce. Alors une vache, un ver de terre, un tigre, un scolopendre ? Et puis quoi encore ? Un autre homme, une autre femme, pourquoi pas ? Ça paraîtrait même plus raisonnable.

Mais un autre homme sans mémoire, sans aucune trace de l’existence précédente ? Inconcevable et sans intérêt ! Inconcevable ! Tout d’abord mathématiquement : si l’âme, l’esprit, quel que soit le nom qu’on lui donne, de chaque nouveau-né doit être celui d’un être humain décédé, ce processus ne peut se concevoir qu’à population constante.  Or la population ne cesse de croître. Il y aurait donc des nouveaux nés en attente d’âme ? Et leur nombre augmenterait chaque année ? Impossible ! Le système ne fonctionne pas ! Inconcevable mathématiquement, il l’est tout autant sur le plan biologique : les traits de caractère de la plupart des individus sont influencés en bosse ou en creux par ceux de leurs géniteurs. Cette constatation est en contradiction avec cette théorie de la transmission de l’esprit  d’un  nouveau mort vers un nouveau-né. Inconcevable mathématiquement, inconcevable biologiquement, sans intérêt sur le plan philosophique ! Du moins tant qu’on suppose qu’il n’y a aucune transmission de conscience entre celui qui meurt et celui qui nait. En effet, sur le plan philosophique, quelle est la différence entre dire qu’un esprit saute d’individualité en individualité sans rien emporter avec lui, c’est à dire sans rien transmettre, et dire que l’esprit disparaît totalement avec la mort ?
Ce qui est établi par sa brillante réflexion circulaire, c’est qu’il est mort, et qu’il n’est ni rien, ni un objet, ni un autre être vivant.
Il ose à peine en conclure qu’Epictète avait raison, qu’il est LUI, mais dans un autre état.

Un autre état, mais lequel ? L’état d’esprit ? Un esprit malin, frappeur, un esprit vif, un esprit d’escalier ? Il constate au passage que la mort ne lui a pas ôté le goût de jouer avec les mots. Esprit malin, esprit frappeur, lui, il veut bien. Mais comment faire le malin, comment frapper quand on est là, depuis une éternité, incapable de bouger, à entendre quelques  mots, au mieux des petits bouts de phrases.
Au fait, combien de temps s’est-il écoulé depuis qu’il est mort ? Dix minutes, dix heures, dix ans ? Impossible de le savoir. Pourtant, de temps en temps, l’éclairage semble baisser. Enfin, c’est comme ça qu’il interprète le changement de couleur de ses paupières. Ce passage du marron foncé au noir, est-ce que c’est la nuit qui tombe ou quelqu’un qui éteint la lumière ? Trop occupé à tourner en rond, il n’a pas compté les variations. À l’avenir, il faudra qu’il s’y mette.
À l’avenir ? Quel avenir ? Il ne remarque aucune évolution dans son état, ni détérioration, ni amélioration. Calme plat. Il est hors du temps. Il n’a donc rien à craindre de l’avenir. Ni à en espérer.
Il décide de penser, de réfléchir, de se souvenir. Pour cela, il faut tout d’abord  arrêter de tourner en rond et de formuler ou même de seulement concevoir le mot mort.
Penser, il faut absolument penser. Penser à la vie. Penser à son passé. Essayer de se souvenir des bons moments. Se souvenir, comme Queneau… Je me souviens des sucettes Pierrot Gourmand plantées sur la tête du clown blanc dans la boutique du confiseur ; je me souviens des dames chaisières du Luxembourg que l’on fuyait pour ne pas payer la dîme ; je me souviens des caillebotis sur la dune ; je me souviens… Ça marche, il avance ! Vers quoi, il ne sait pas encore, mais c’est mieux que tourner en rond et ça passe le temps. Mais à un moment, c’est inévitable, il va se souvenir de la mort d’un chien, d’un ami, d’un père. Ca y est, c’est fait, la mort est revenue. Et eux, que sont-ils devenus, son père, cet ami, ce chien après leur mort ? Se sont-ils posé les mêmes questions ?

Tout à coup, il se rappelle que, dans l’un de ses romans, James Salter fait dire à un personnage à peu près ceci :
«Je sais ce qui se passe après la mort : il se passe exactement ce à quoi on s’attend qu’il se passe. »
Bon, alors, à quoi s’attendait-il ? A rien. En fait, il n’avait jamais vraiment envisagé qu’il pourrait mourir. Cela lui avait toujours été inconcevable. Il ne s’attend donc pas à mourir.
Donc, selon la prévision Salter, la mort n’existe pas, du moins pour lui. Il l’aime bien, Salter.

Oui, mais c’est ridicule ! Bien sûr que la mort existe ; il l’a vue, il a connu celle d’un ami, très jeune, puis de parents, puis d’autres amis, puis de tas d’étrangers…Morts émouvantes, morts douloureuses ou morts indifférentes, elles ont bien existé !
Alors si la mort existe, lui, là, il est mort.

Et pourtant c’est absurde. Absurde, parce que, comme disait la chanson, non, non, non, celui -ci n’est pas mort, car il pense encore, car il pense encore ! 
Le problème c’est qu’il pense qu’il est mort. Ah, non ! Le voilà reparti dans la boucle infernale.

Infernale ? Tiens, c’est drôle, il n’y avait pas pensé ! Il n’avait pas pensé à l’Enfer.

4 réflexions sur « Il est mort »

  1. Dans ma mémoire la chanson disait » non,non,non……………,car il bande encore »!
    Pour le fond je trouve que ce texte est une merveilleuse façon de commencer joyeusement un week end d’automne,bien que le talent de l’auteur ne soit pas en cause.

  2. Ce texte plein d’esprit – normal quand il s’agit d’un mort – m’interpelle, surtout le mot « rien » introduit dés le début. Ah non! Surtout ne pas devenir rien. Je préfère encore être mort. Quand elle sonnera à ma porte, j’aimerais que « rien » vienne à mon esprit autrement, comme dans la chanson par exemple (domaine où je puise habituellement mes citations): « Non, rien de rien, non, je ne regrette rien ».

  3. J’aime beaucoup la façon dont tu as rendu les doutes, les craintes, les élucubrations du mort. Ses justifications, ses digressions philosophiques, ses réflexions, tout cela est rendu avec habileté, et non sans humour noir.
    Un texte pareil sur la mort, ça me tue!

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