Amère victoire (Couleur café n°18)

Couleur café n°18
Café Le Hibou, Carrefour de l’Odéon

Amère victoire ou l’Esprit d’escalier 

Il fait vraiment très chaud en cette fin d’après-midi de juin. La table que je choisis à la terrasse du Hibou est à l’ombre, juste derrière une autre, occupée par un couple.

Elle : parisienne, rive gauche, juste avant la cinquantaine ; brune, élégante, cheveux tirés en arrière, grosses lunettes de soleil remontées jusque derrière le front.

Lui : asiatique, trente-cinq ans peut-être mais, avec ces gens-là, on ne peut jamais savoir ; sa chemise, dessinée à la main, est un camaïeu de rouge sur brun ; chaque jambe de son jean noir est décorée d’un large galon jaune vif qui part de la hanche pour descendre jusqu’à la chaussure ; ses tennis, énormes, peintes à la main elles aussi ont l’air de sortir d’un tableau de Miro ; ses lunettes DG sont posées sur son crâne.

Lui, je le vois assez bien dans la mode, créateur par exemple. Elle, elle serait dans la presse chic. Ils prépareraient un article sur l’ouverture à Paris d’une boutique à son nom. Ils sont plongés dans une conversation animée en anglais. Rien que de très normal dans ce quartier.

Au moment où je m’installe, ils sont tous les deux renversés en arrière sur leur dossier, tournés à demi l’un vers l’autre. Le coude droit de l’homme est largement appuyé sur ma table. Le coude gauche de la femme aussi.

Sans savoir vraiment pourquoi, j’éprouve tout de suite une certaine antipathie envers ces deux produits trop typiques de Saint-Germain des Prés.

En m’installant, je bouscule légèrement, mais volontairement, ma table. Je veux qu’ils se rendent compte de ma présence. La femme se retourne vers moi et se redresse légèrement sur sa chaise tout en m’adressant une sorte de petit sourire d’excuse. L’homme ne me prête aucune attention et conserve la pose. Trente secondes plus tard, la femme a repris la sienne. Ils sont à nouveau vautrés dans mon petit espace et plongés dans leur conversation. Je cherche dans ma tête une petite phrase pour leur faire comprendre que cette situation ne peut pas durer. Ma phrase devra nécessairement être débonnaire, spirituelle, mais aussi un peu cinglante. Elle devra également démontrer ma parfaite maitrise de l’anglais. Mais la petite phrase ne vient pas. Je sais que dans dix minutes, dans une heure, demain, quand il sera trop tard, je la trouverai enfin, dans l’escalier, dans ma salle de bain, n’importe où… Mais, pour le moment, la petite phrase ne vient pas. Je dois finalement me résoudre à leur abandonner le terrain et changer de table.

Visage fermé, je me lève et bouscule à nouveau ma table en espérant secrètement qu’ils remarqueront mon déménagement, qu’ils se rendront compte de leur sans gêne et qu’ils en seront tout contrits. Mais non, ils n’ont rien vu et continuent leur conversation.

L’heure tourne et voilà que, bientôt, leur table et celle que je viens d’abandonner se retrouvent bientôt en plein soleil. Je n’ai donc pas cédé devant eux mais devant lui.

De l’ombre où je suis maintenant, je les observe : dans quelques minutes, ils vont cuire.

Ils cuisent, ils s’en vont !

Victoire.

Ca y est, je l’ai :

”I don’t really mind your lying down on my table ; but, may I join your conversation ?”

Cinglante, l’apostrophe, non? Et il ne m’a pas fallu plus d’un quart d’heure !

Une réflexion sur « Amère victoire (Couleur café n°18) »

  1. Ce texte n’a pas reçu le moindre commentaire qu’il mérite pourtant. (J’ai enfin trouvé le moyen d’accéder aux textes plus anciens : c’était bien simple, il suffisait de cliquer dessus mais ma colossale finesse ne l’avait pas compris).
    Donc, je commente : c’est vrai qu’il est vexant d’avoir l’impression d’être considéré comme une sous-merde par des gens qui se prennent pour le sel de la terre. J’ai un truc imparable dans ce cas où mon espace privé se trouve amputé par des malotrus : j’ôte mon chapeau en cuir de buffle façon Jacaru made in Australia qui me donne un faux air de Crocodile Dundee et de mec qui assure et je le pose sur leur table, pour envahir à mon tour leur espace. De deux choses l’une : soit je passe pour un parfait ringard du siècle dernier, soit on se dit que décidément, faut pas me chercher.
    Mais ça, c’était avant ! Aujourd’hui, vu mon âge, je ne sors plus sans mon épouse car je n’aime plus conduire. Et elle m’interdit toute provocation. C’est mieux ainsi. On devrait toujours écouter les femmes. La sienne en tous cas, surtout lorsqu’on court moins vite.

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