Incipit

Il était étendu à plat ventre sur les aiguilles de pin, le menton sur ses bras croisés et, très haut au-dessus de sa tête, le vent soufflait sur la cime des arbres.(*)Comme la fumée d’un incendie, les nuages se précipitaient vers l’est, cachant la lune puis la révélant à nouveau. Alors, les quelques plaques de neige qui n’avaient pas encore fondu luisaient entre les arbres.

Gary n’avait pas froid. Ne sachant pas vraiment ce qui l’attendait, il avait revêtu sa grosse veste à col de fourrure, il avait mis ses gants fourrés, et enfoncé son bonnet de laine jusqu’aux oreilles. Il se sentait bien. S’il n’y avait pas eu l’excitation de cette première fois, il aurait même pu s’assoupir.

C’est Holden qui lui avait montré l’endroit en lui recommandant de ne pas bouger, ne pas fumer, ni manger, ni boire, sans quoi il risquait de faire rater toute la manoeuvre. Il lui avait expliqué que Jay serait à une vingtaine de mètres à sa droite et Peter à la même distance à sa gauche. De cette manière, à eux trois ils couvriraient toute la largeur du défilé. Le reste des hommes devait rebrousser chemin sur quelques centaines de mètres pour trouver un passage dans la falaise. Quand ils seraient arrivés sur la crête, ils devraient la suivre vers le sud pendant environ une heure, pour redescendre dans la vallée et remonter ensuite le défilé vers les trois hommes postés.

Jusque-là, Gary n’avait entendu que le vent. Mais bientôt, le vent faiblit puis cessa complètement et les bruits de la foret montèrent dans la nuit. Sous la pleine lune, la gorge qui s’étirait devant lui ressemblait à une photographie en noir et blanc. Noir des arbres, blanc de la neige, gris des rochers.

Rien, absolument rien ne bougeait.

Gary ôta le gant de sa main droite pour vérifier que la sûreté de son fusil était bien retirée. Le froid de l’acier et le poids du fusil lui donnèrent une sensation de calme et de puissance qu’il ne se rappelait pas avoir jamais connue.

Il pensait à sa vie de tous les jours, à son bureau sur Madison, à son appartement sur le Parc, aux dîners en ville, aux week-ends de bateau et de golf dans les Hamptons, aux soirées arrosées dans les belles maisons de bois posées sur les dunes. Il réalisait que, depuis quinze ans, c’était ça qui avait occupé son existence. Et là, à deux heures du matin, dans cette forêt, en pleine nature, loin de tout, allongé sur le sol, armé, entouré de deux hommes solides, il attendait et il se disait que c’était ça, la vie.

Il eut l’impression soudaine que, dans la partie droite de son champ de vision, quelque chose avait changé, peut-être la forme d’un arbuste, sans doute bousculé par le vent. Mais au même moment, il réalisa que le vent avait cessé depuis longtemps. Il se força alors à regarder fixement dans la direction de l’arbre. Il avait beau écarquiller les yeux à s’en faire pleurer, il ne voyait rien. Il n’arrivait même plus à retrouver l’endroit. Tout était normal.

Rien ne bougeait, rien ne bruissait.

Et puis, deux mètres plus à gauche, il apparut, en léger contraste sur le gris d’un rocher, gris lui-même, très maigre, très grand. Il avançait d’un pas, puis s’immobilisait, tendu, à l’écoute. Puis il reprenait sa progression de deux pas, et s’arrêtait à nouveau, tournant la tête, écoutant, humant.

Gary n’en avait jamais vu auparavant, mais il le reconnut tout de suite. Il le mit en joue, le tint dans son viseur tandis que la silhouette progressait encore une fois.

Il glissa lentement son index sous le pontet et bloqua sa respiration comme on le lui avait appris. Il commençait à presser doucement la queue de détente, il allait tirer, tuer certainement, quand il vit un spectacle qui lui fit reposer son arme au milieu des aiguilles de pin. Maintenant, il regardait de tous ses yeux avec toute sa concentration possible. Il voulait ne jamais oublier ce spectacle.

Derrière le grand loup qui avait reconnu le sentier, étaient apparus une louve et deux louveteaux. Le grand mâle s’était assis, tandis que la louve allongée surveillait les louveteaux qui, sans aucun bruit, s’étaient mis à jouer comme de jeunes chiens.

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(*) La première phrase de ce texte est celle qui ouvre « Pour qui sonne le glas »  d’Ernest Hemingway. La suite a été inspirée par le début d’un poème d’Alfred de Vigny. Devinez lequel.

6 réflexions sur « Incipit »

  1. La métrique est imparfaite, un peu comme un tableau de Monet est flou.
    Mais les Romantiques aimaient bien jouer parfois avec les règles, comme Victor Hugo, notre plus grand poète (hélas, comme disait André Gide)

  2. Magnifique. Merci, Philippe, de m’avoir fait connaître cette oeuvre , que l’art consommé de la description rend si vivante, si puissante, et si belle. C’est véritablement un régal de commencer la journée en lisant un tel poème, même si la métrique n’est pas toujours parfaite (l’un des vers, par exemple, fait une césure 9/3, aulieu de l’avoir à l’hémistiche, soit 6/6.)

  3. C’est juste pour vérifier que ma nouvelle adresse e-mail est bien enregistrée.

  4. La mort du loup
    I
    Les nuages couraient sur la lune enflammée
    Comme sur l’incendie on voit fuir la fumée,
    Et les bois étaient noirs jusques à l’horizon.
    Nous marchions sans parler, dans l’humide gazon,
    Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes,
    Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes,
    Nous avons aperçu les grands ongles marqués
    Par les loups voyageurs que nous avions traqués.
    Nous avons écouté, retenant notre haleine
    Et le pas suspendu. — Ni le bois, ni la plaine
    Ne poussait un soupir dans les airs ; Seulement
    La girouette en deuil criait au firmament ;
    Car le vent élevé bien au dessus des terres,
    N’effleurait de ses pieds que les tours solitaires,
    Et les chênes d’en-bas, contre les rocs penchés,
    Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés.
    Rien ne bruissait donc, lorsque baissant la tête,
    Le plus vieux des chasseurs qui s’étaient mis en quête
    A regardé le sable en s’y couchant ; Bientôt,
    Lui que jamais ici on ne vit en défaut,
    A déclaré tout bas que ces marques récentes
    Annonçait la démarche et les griffes puissantes
    De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux.
    Nous avons tous alors préparé nos couteaux,
    Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches,
    Nous allions pas à pas en écartant les branches.
    Trois s’arrêtent, et moi, cherchant ce qu’ils voyaient,
    J’aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient,
    Et je vois au delà quatre formes légères
    Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères,
    Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux,
    Quand le maître revient, les lévriers joyeux.
    Leur forme était semblable et semblable la danse ;
    Mais les enfants du loup se jouaient en silence,
    Sachant bien qu’à deux pas, ne dormant qu’à demi,
    Se couche dans ses murs l’homme, leur ennemi.
    Le père était debout, et plus loin, contre un arbre,
    Sa louve reposait comme celle de marbre
    Qu’adorait les romains, et dont les flancs velus
    Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus.
    Le Loup vient et s’assied, les deux jambes dressées
    Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.
    Il s’est jugé perdu, puisqu’il était surpris,
    Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;
    Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
    Du chien le plus hardi la gorge pantelante
    Et n’a pas desserré ses mâchoires de fer,
    Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair
    Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
    Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
    Jusqu’au dernier moment où le chien étranglé,
    Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
    Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.
    Les couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde,
    Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang ;
    Nos fusils l’entouraient en sinistre croissant.
    Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
    Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
    Et, sans daigner savoir comment il a péri,
    Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.

    II

    J’ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,
    Me prenant à penser, et n’ai pu me résoudre
    A poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois,
    Avaient voulu l’attendre, et, comme je le crois,
    Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuve
    Ne l’eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;
    Mais son devoir était de les sauver, afin
    De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
    A ne jamais entrer dans le pacte des villes
    Que l’homme a fait avec les animaux serviles
    Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,
    Les premiers possesseurs du bois et du rocher.

    Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,
    Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
    Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
    C’est vous qui le savez, sublimes animaux !
    A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse
    Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
    – Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,
    Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au coeur !
    Il disait :  » Si tu peux, fais que ton âme arrive,
    A force de rester studieuse et pensive,
    Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
    Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
    Gémir, pleurer, prier est également lâche.
    Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
    Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler,
    Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. « 

  5. Pour ce qui est du poème, je n’ai pas trouvé.
    Par contre, joli texte, très intériorisé.

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