Ligne 82

AUGUSTE COMTE

Elle monte dans l’autobus. Elle porte un strict tailleur bleu marine. Un foulard Hermès et de grosses lunettes de soleil dissimulent presque entièrement son visage. Elle se dirige vivement vers le fond du bus qui démarre. Elle s’assied, raide, et tourne la tête pour fixer sans les voir les grilles du Luxembourg qui défilent.

GUYNEMER-VAVIN

Un téléphone sonne. Chacun fouille son sac ou tapote ses poches avec précipitation, mais c’est elle qui touche son écran et répond:

Elle : -Oui ?
Lui : -C’est moi. Ça va ? Tu peux parler ?
Elle : -Non, pas vraiment, je suis dans le bus.
Lui : -Où vas-tu ?
Elle : -Je ne sais pas ; faire des courses. Qu’est-ce que tu veux ?
Lui : -Parler un peu.
Elle : -Pour quoi faire ? On l’a déjà fait.
Lui : -Il faudrait qu’on en reparle…
Elle : -Pourquoi ?
Lui : -Hé bien, parce que, ce matin, ce n’était pas vraiment le moment.
Elle : -Pourquoi ?
Lui : -Je ne sais pas moi, tu étais énervée. Moi aussi…
Elle : -Pourquoi ?
Lui : -Arrête de faire l’enfant avec tes Pourquoi.
Elle : -Je ne fais pas l’enfant. J’essaie de savoir pourquoi.
Lui : -Pourquoi quoi ?
Elle : -Pourquoi on ne peut pas parler de ces sujets, pourquoi tu t’échappes ou tu te mets en colère.
Lui : -Écoute, parlons-en ce soir. Je t’emmène au restaurant.
Elle : -Non.
Lui : -On en parlera à la maison alors.
Elle : -Non plus. Ce soir je ne serai pas là.
Lui : -Ah bon. Pourquoi ? Tu vas où ?
Elle : -Je ne sais pas encore.

BREA-NOTRE DAME DES CHAMPS

Lui : -C’est sérieux, alors ?
Elle : -Oui, sérieux.
Lui : -Bon, écoute, il faut qu’on reprenne tout ça à zéro.
Elle : -Ça ne sert à rien. On l’a déjà fait cent fois.
Lui : -Alors tu ne veux plus parler.
Elle : -Non
Lui : -Alors c’est fini ?
Elle : -C’est ça, c’est fini.
Lui : -Ce n’est pas possible…
Elle : -Si, c’est possible.
Lui : -Mais je ne veux pas, moi.
Elle : -Tant pis.

VAVIN

Lui : -…
Elle : -Tu es toujours là ?
Lui : -Oui
Elle : -Il n’y avait plus rien. J’avais p…Je croyais que tu avais raccroché.
Lui : -Non, non, je suis là.
Elle : -Écoute, je suis désolée, mais c’est mieux comme ça.
Lui : -…
Elle : -Tu ne dis rien ?
Lui : -Non, tu m’as dit que ça ne servait à rien.
Elle : -Tu vois, tu recommences. Tu refuses la discussion.
Lui : -Non, mais je ne sais plus quoi dire.
Elle : -Eh bien, dis-moi pourquoi je devrais changer d’avis
Lui : -Pardon ?
Elle : -Ecoute, je suis dans le bus. Je ne peux pas parler. Enfin, pas vraiment…Comprends ça, au moins ! Dis quelque chose !
Lui : -…

PLACE DU 18 JUIN 1940

Elle : -Tu es toujours là ?
Lui : -Oui, oui, je suis toujours là.
Elle : -Qu’est-ce que tu fais ?
Lui : -Je réfléchis…
Elle : -Et… ?
Lui : -Et je me demande si ce n’est pas toi qui as raison…
Elle : -Tu vois ! Bien sûr que j’ai raison.
Lui : -Oui, peut-être, mais c’est dommage.
Elle : -Non, non, c’est mieux comme ça.
Lui : -Oui, tu dois avoir raison.
Elle : -…
Lui : -Allo ?
Elle : -Alors, je te dis que je te quitte et c’est tout ce que tu trouves à dire.
Lui : -Ecoute, tu es incroyable ! Tu me dis que tu t’en vas, qu’il n’y a plus rien à discuter, qu’on s’est déjà tout dit. Et quand je tombe d’accord avec toi, tu m’engueules. C’est extraordinaire ça, quand même !
Elle : -Tu es où là, maintenant.
Lui : -A mon bureau.
Elle : -Ne bouge pas, j’arrive, espèce de salaud !

RUE DE L’ARRIVEE

Il repose le téléphone sur son socle. Il se renverse dans son fauteuil et le fait pivoter pour faire face à la baie vitrée. Il regarde l’esplanade de la Gare Montparnasse qui s’étale en dessous de lui. Il sourit légèrement. Dans cinq minutes, elle sera là.

2 réflexions sur « Ligne 82 »

  1. Pour moi, il sourit pour plusieurs raisons. Il sourit parce que :
    1-Il s’est montré le plus fort dans la dialectique de la scène de ménage
    2-il est content d’y avoir mis fin sans supplication ni scandale
    3-Il est heureux d’avoir récupéré Elle.
    4-Il fait beau et il aime la vue depuis son bureau.
    5-Il a le soleil dans l’œil.
    Et pour toi ?

  2. Ce sourire de lui est énigmatique. Je vois au moins deux interprétations possibles.

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