La nuit d’Iligan

Ça doit faire maintenant plus de cent kilomètres que je suis recroquevillé comme ça à l’arrière de ce gros Toyota qui me ramène vers Iligan. J’ai froid et je commence à avoir mal à la tête. J’ai beau me couvrir le visage avec la chemise en carton de mon dossier, je n’arrive pas à me protéger du souffle glacé de l’air conditionné. Chaque cahot de la piste m’enfonce la barre centrale du siège dans les reins et me cogne le crâne contre l’accoudoir. J’ai chaud, je dois avoir quarante.

Une pluie tropicale s’abat d’un coup sur la route. Bruit énorme sur la carrosserie. Quel pays ! Mais qu’est-ce que je fiche ici ? Je suis fatigué, épuisé, excédé. De temps en temps, je me redresse sur la banquette pour regarder vers l’avant. J’espère y voir les premières lumières d’Iligan. Mais, dans les phares, il n’y a rien d’autre que le déluge et les cocotiers penchés sur la piste. J’ai chaud. Le sang bat dans mes oreilles.

Le 4×4 s’arrête brutalement dans une lumière verte. Qu’est-ce qui se passe ? Un accident? Pourquoi est-ce qu’on avance plus ? Bon sang, je n’en peux plus ! Mais le chauffeur descend de la voiture et vient m’ouvrir la portière. Il dégouline de pluie. Il me sourit.

-Hi Jo !

C’est comme ça que tous les philippins appellent tous les blancs. Ils nous croient tous américains.

-Hi Jo ! We are here ! Hotel Blue Lagoon !

La pluie est toujours aussi forte. L’entrée de l’hôtel n’est qu’à cinq ou six mètres, mais je sais qu’il est inutile de courir. Je serai trempé de toute façon. Et puis j’ai chaud ; ça me rafraîchira peut-être.

La réception de l’hôtel est éclairée violemment par des néons vert pâle. L’un d’eux clignote en crépitant. J’ai mal à la tête. La grosse patronne est souriante. Elle me tend une clé :

-Hi Jo ! Welcome to Blue Lagoon Motel. Room 22. Very good room. You want to eat ?

Je suis incapable de répondre. Ma tête cogne de plus en plus fort. J’attrape la clé et je titube dans le couloir jusqu’à ma chambre. Le chauffeur me suit et pose ma valise devant la porte. Il dit :

-You tired. Sick with mosquitoes. You drink soup and go to sleep. To-morrow better. May be. Good night.

D’accord, mon vieux ! D’accord ! Dormir, dormir…

Je m’effondre sur le lit. Je suis trempé. J’ai froid. Mal à la tête. Mal au cœur. Ça ne va pas du tout.

Il faudrait quand même que ce crétin de chauffeur ralentisse. Ça tangue dans tous les sens. La route de Sainte Maxime est dangereuse, pleine de virages, dangereuse, dangereuse, surtout la nuit. Ralentir. Je regarde les pins parasols et la mer qui brille à côté de la route. Embardée. Ça y est, on verse dans le fossé, on cogne un arbre. J’ai mal à l’épaule. Je suis dans le fossé. Il est plein d’eau. Elle est froide. J’ai froid. Je rampe hors du fossé. Un coq chante. C’est la montagne. Des maisons inachevées un peu partout sur une pente jaune et rocailleuse. De derrière les baraques, sortent des dizaines de types qui courent vers moi en criant. Ils sont habillés en blanc et portent de larges ceintures rouges et de longs fusils. Ils se mettent à tirer. Je veux courir loin d’eux, mais je n’y arrive pas, mes jambes sont entravées. Ils approchent. Ils vont sûrement me tuer. Je vais mourir. Je prends une balle dans le coude. Ça fait mal. Je tombe. Un coq chante.

Je suis au pied de mon lit, emberlificoté dans les draps. J’ai encore le bruit des coups de feu dans les oreilles. Je suis vivant. C’était un cauchemar. J’ai chaud. Je suis vivant. Ce n’était qu’un rêve.

Encore des coups de feu. Mais je ne dors plus, je ne rêve plus. Pourtant on tire, dehors, là, tout près.

Je me lève. Je tremble. La fièvre. Je trébuche jusqu’à la réception. Il y a plein de monde, la patronne, quatre ou cinq philippins, trois ou quatre blancs. Le néon crépite toujours. Il me fait mal aux yeux. Dehors, on ne tire plus. Un des philippins tient sous son bras un énorme coq noir et rouge qui caquette. Quelqu’un éteint la lumière. Tout le monde crie. Je ne comprends rien, ma tête résonne, je tremble, j’ai froid. Quelques briquets s’allument, et puis une lampe de poche. Je vois un jeune soldat, petit, très mince, presque frêle. Jeune, très jeune. Il porte des insignes d’officier. Capitaine peut être. Il y a beaucoup de bruit. Le petit officier monte sur une chaise et demande le silence. J’écoute de toutes mes forces. Sa tenue de combat est impeccable, bien propre, pleine de décorations. Il parle en anglais. Il dit qu’il y a eu une descente des rebelles de la montagne de Talakag. Ils ont d’abord attaqué la plantation Del Monte et puis ils sont arrivés sur la ville. Il dit que la garnison a réussi à les repousser de l’autre côté de la route n°1. Lui et ses hommes ont la situation en main, des renforts vont arriver de Cagayan d’ici deux ou trois heures. Il dit qu’en attendant, il faut être prudent. Il dit qu’il faut que nous retournions dans nos chambres, qu’on n’en bouge plus et qu’on reste sans lumière, allongé sur le sol, loin des fenêtres. Il dit que tout ira bien.

Abasourdi par la nouvelle, je suis les autres dans le couloir et retourne dans ma chambre. Je ferme la porte à clé. J’éteins la lumière et je m’allonge par terre dans la salle de bain. Je n’arrive pas à croire que ce qui se passe est réel. Le carrelage est dur et humide. Le froid me reprend. Je recommence à trembler.

Je n’aurais pas dû venir. On me l’avait dit. On me l’avait bien dit. N’y va pas. N’y va pas, c’est dangereux là-bas. J’aurais jamais dû venir. Qu’est-ce que je fous ici, nom de Dieu ? Tout le monde le sait qu’ici, il y a des attaques par les bandes du sultan de Mindanao. L’année dernière, ils avaient même fait une cinquantaine de morts dans un village à moins de trente kilomètres d’ici. A la mitraillette. Après, ils s’étaient retirés dans les montagnes. L’armée n’avait rien pu faire. Arrivée trop tard. Et voilà que ça recommence. Juste au moment où je suis là. T’aurais jamais dû venir, espèce de crétin ! Mais t’as voulu faire le malin, hein ? T’as voulu partir quand même ! Comme un con d’aventurier ! Quel con ! Mais quel con ! T’es bien avancé maintenant ! Le coq chante.

Ils sont autour, tout près. Ils vont venir. Ils vont nous coller contre un mur et tirer. Et c’est pas ce gamin de capitaine tout propre et tout fluet qui va pouvoir nous sortir de là. Ils vont nous fusiller, c’est sûr. Ils détestent les américains. Et pour eux, tout ce qui est blanc est américain. Ils vont nous tirer dessus en nous criant des Hi Jo ! rigolards. Bon sang, mais qu’est-ce que je fais ici ?

Ou alors, ils vont nous garder en otage. Dans la chambre d’à côté, j’entends le coq qui chante. C’est ça, ils vont nous garder en otage. Ils vont réclamer une énorme rançon aux américains. Mais tout le monde sait que les USA ne paient jamais. A la rigueur, ils envoient un commando de secours, mais ils ne paient jamais. Ou alors, ce sont les sociétés qui paient. Mais les grosses seulement, celles qui ont les moyens. La mienne, elle ne les a pas, les moyens. Foutu. Je vais rester des mois dans la jungle. J’ai vu un film là-dessus. Ils vont nous faire bouffer des noix de coco et du serpent cru. On sera sous la pluie, dans la boue, au milieu d’un tas de bestioles. Jamais je pourrai supporter ça. Je vais sûrement attraper des tas de cochonneries, la malaria, la fièvre jaune, la dengue… D’ailleurs je l’ai sans doute déjà, la dengue. J’ai chaud. La sueur me coule dans les yeux. Ça pique. J’ai froid. Je grelotte. J’ai peur. J’ai sacrément peur. Encore le coq qui chante ! Ta gueule, sale bête !

Ça y est, ça recommence ! Ça recommence à tirer dehors. Ça tire de plus en plus. C’est fini, ils arrivent ! Je me blottis contre la baignoire. J’essaie de rentrer dans le carrelage.

Maintenant, j’entends des cris. A droite, à gauche, loin, tout près. Je ne comprends rien. Ça ne tire plus. Des bruits de moteurs. Bon sang, mais qu’est-ce qui se passe ? Devant ma fenêtre, une lumière, une voix forte et calme. Des ordres, visiblement. De qui ? Silence. Bruits de moteurs. A nouveau des coups de feu, loin.

Je ne bouge pas. Je ne pense pas. J’attends. J’attends.

Soudain, des coups sourds répétés. Trois coups, un silence, trois coups, un silence… Des voix…Bon sang, qu’est-ce qu’ils font ? On dirait qu’ils frappent aux portes des chambres. Ça se rapproche. Ça va être mon tour.

Ma porte vibre sous les trois coups.

-You come out, please.

Je vais lentement jusqu’à la porte. Je ne sais pas quoi faire. Trois coups.

-You come out now, please.

Je me résous à ouvrir. J’ouvre.

C’est le petit capitaine. Il me sourit :

-All is well now. You may come out. Please…

 

3 réflexions sur « La nuit d’Iligan »

  1. Je suis surpris de constater qu’après avoir vécu de si près et de façon aussi intense (au raz de la mort) le bordel mondial, la réponse, de retour ‘en lieux sûrs,’ soit de pratiquer, comme Nietzsche l’a recommandé en de semblables circonstances , le culte de l’art, le culte du beau texte!

    Doit-on alors s’étonner que le bordel lointain finisse par s’installer dans nos lieux sûrs? Foi de Brexit!

    L’art est-il la meilleure chose que l’on puisse offrir à l’humanité – à commencer par soi-même – pour assurer son épanouissement?

    Ce n’est pas là une critique mais une question à laquelle je n’ai pas de réponses.

    Je reste étonné, perplexe!

    Je reconnais aussi que si le texte est beau, il met bien en évidence le bordel mondial!

    Alors, au lecteur d’agir!

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