Par la rivière

Je suis né dans un tout petit village.
Bien à l’abri dans un vallon, entouré de hautes montagnes et de forêts épaisses, à l’écart de tout, on n’y voyait jamais personne. Jusqu’à ce jour d’été.

C’était un de ces jours où ma mère devait laver les affaires de toute la famille. Mon père était parti très tôt dans la montagne pour rassembler nos chèvres. Il faisait chaud. Je venais d’avoir cinq ans. Ma mère avait demandé à ma sœur Catheline de rassembler le linge dans deux grands sacs. Elle avait chargé le plus lourd sur une épaule, la grosse bassine et le battoir sur l’autre, tandis que ma sœur portait l’autre sac.

J’aimais bien quand on descendait à la rivière. Ce n’était pas très loin et le chemin était facile pour mes petites jambes. Quand on arrivait à la rive, je m’amusais à lancer des bouts de bois et à les regarder s’éloigner en bondissant dans les remous. Et puis, ce jour-là, il faisait tellement beau que je pourrai sûrement me baigner et jouer dans l’eau avec Sari, notre chienne.

Quand nous sommes partis sur le sentier tous les quatre, il faisait déjà bien chaud. Sari trottait devant. Je marchais juste derrière elle. Ma mère et Catheline suivaient à distance. A mi-chemin, j’ai laissé Maman me rattraper et je lui ai demandé comme à chaque fois si je pouvais porter le battoir. Et pour la première fois, elle a accepté. Elle a dit que c’était parce que, maintenant, j’étais grand.

Quand nous sommes arrivés à la rivière, ma mère s’est dirigée vers la grande courbe, là où il y a de grosses pierres plates pour étaler le linge et où l’eau est plus calme. Et puis, avec ma sœur, elle s’est mise au travail.

Moi, comme d’habitude, j’ai commencé à lancer des bâtons vers le milieu du torrent. Sari, elle adore ça. Elle galope les chercher dans le courant, et quand elle me les rapporte, on dirait qu’elle rit. Au bout d’un moment, Sari s’est allongée devant moi en haletant. Ça voulait dire qu’elle en avait assez, qu’elle était fatiguée. Alors je me suis assis à côté d’elle. Elle a posé sa tête sur ma cuisse. Je regardais l’eau qui coulait, les nuages qui passaient. On était bien.

Lentement, Sari a relevé la tête. Elle l’a tournée vers le bas de la rivière. Elle s’est levée, inquiète. Moi aussi, j’ai regardé vers le bas. Il n’y avait rien. Sari s’est mise à gémir doucement. Et puis, j’ai vu quelque chose, quelque chose de brillant, un reflet dans le milieu du courant, là où il disparaît entre deux rochers. Le poil de Sari s’est hérissé sur son dos et elle s’est mise à gronder sourdement. Je me suis levé et malgré la distance, j’ai vu que c’était un homme. Il était à pied. Il tenait un cheval par la bride.

Des chevaux, dans notre village, il n’y en a pas beaucoup, deux seulement, mais au moins j’en avais déjà vus. Mais un homme comme ça, jamais.

Il était immense. Malgré la chaleur, il portait sur la tête une sorte de cagoule comme celle que met mon père quand il va travailler dehors en hiver. Mais sa cagoule à lui, elle brillait au soleil. On aurait dit qu’elle était en fer. Elle lui enserrait complètement la tête, avec juste une petite fenêtre par laquelle je pouvais voir les yeux, le nez et la bouche.

Sa chemise, sa culotte et ses bottes aussi avaient  l’air d’être en fer. Tous ces vêtements devaient être bien lourds, et il marchait au milieu du torrent avec difficulté, la tête basse. Il trébuchait presque à chaque pas et son cheval boitait. Accrochée dans son dos, il portait une grande épée qui dépassait par-dessus sa tête. On aurait dit qu’il portait une croix.

Je restais debout à le regarder, fasciné par cette invraisemblable apparition. Sari avait cessé de gronder. Elle tournait autour de moi, inquiète. Elle poussa un faible gémissement et je revins brusquement à la réalité. Je me mis à avoir peur.

L’homme n’était plus très loin, mais il ne nous avait pas encore vus, ma chienne et moi. Vite, je suis remonté vers le bois et je me suis caché derrière un buisson en me faisant tout petit. Sari m’a suivi. Je l’ai agrippée par son col de fourrure et l’ai serrée très fort contre moi. Je n’osais plus regarder le géant de fer.

A un moment, il a trébuché une nouvelle fois, et il est tombé à plat ventre dans l’eau, dans un grand bruit de ferraille, tout près de mon buisson. J’ai relevé la tête et j’ai pu voir qu’il saignait à l’épaule. Il s’est accroché à la bride du cheval et s’est relevé péniblement en poussant un cri de douleur.

Ça doit être ça qui m’a fait bondir. Je me suis redressé d’un coup et, sans me soucier que l’homme me voie, j’ai couru aussi vite que je pouvais en remontant le courant. J’ai couru longtemps, sans oser me retourner, jusqu’à ce que j’atteigne l’endroit où ma mère était encore occupée à sa lessive, à genoux dans l’eau.

Hors d’haleine, je lui ai raconté :

–Maman…un homme…tout en fer…avec un cheval…il saigne…il vient par la rivière…il arrive…

Elle a dit dans un souffle :

–Mon Dieu, la guerre !

 

Une réflexion sur « Par la rivière »

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