Reculer pour mieux reculer (Critique aisée n°77)

Aujourd’hui, parait le 944ème numéro du JdC. En créant de quotidien, je m’étais promis de ne jamais aborder les questions politiques, tout au moins directement. J’ai tenu ma promesse, jusqu’à ce matin où je viens de publier une « Chronique pessimiste » à propos du Brexit. Le pli, que certains qualifieront sans doute de faux pli, étant maintenant pris, je vous en livre une deuxième, sous forme de « Critique aisée », sur un sujet purement domestique cette fois-ci. J’espère que ça s’arrêtera là.
Mais c’est pas sûr.

Critique aisée n° 77

Je vais vous raconter une histoire, une vraie, aussi vraie que celle d’Hemingway et Fitzgerald de l’autre jour, mais pas drôle. Elle vous fera peut-être penser à des événements actuels. Et je ne parle pas du Brexit. A vous de voir.

A cette époque, je résidais au Liban, et plus précisément, rue Hamra à Beyrouth. Le président de la République du Liban était Charles Hélou et le gouvernement résultait d’un habile compromis entre progressistes et conservateurs, entre chrétiens et musulmans. En fait, tout le pays n’était qu’un grand compromis. La guerre des Six Jours, que les Libanais chrétiens appelaient avec humour la guerre de Lundi-Mardi, était finie depuis deux ans et les réfugiés palestiniens, que l’Egypte et la Syrie refoulaient, se précipitaient vers le pays qui par générosité ou par faiblesse les accueillait en nombre. Leurs camps entouraient la capitale d’une ceinture de bidonvilles. Malgré cela, le Liban semblait vivre bien et les habitants de Beyrouth allaient toujours à la plage, à la montagne, au casino, dans les magasins et les restaurants.
Un jour, vers la mi-décembre 1969, un jeune illuminé français monta dans une Caravelle d’Air France, ce jet magnifique de légèreté, avion aujourd’hui disparu… Celui-là faisait, je crois, la liaison Paris-Nice, Paris-Rome ou quelque chose de ce genre. Muni d’un pistolet, le jeune homme prit le contrôle de l’appareil au nom du peuple palestinien. Il ordonna au pilote d’aller se poser à Damas, persuadé qu’il était d’être accueilli en héros dans ce pays qui était de loin le plus virulent contre l’état Israël, tout au moins en paroles. Cuba nous avait habitué aux détournements d’avion, mais je crois bien que celui-là était le premier de ce côté-ci du monde.
Damas refusa à la Caravelle l’autorisation d’atterrir. Elle se mit donc à tourner en rond au dessus de la Méditerranée. Le pilote, qui voyait sa jauge de kérosène baisser, demandait de façon de plus en plus pressante une autorisation d’atterrissage d’urgence aux aéroports environnants. Mais tous refusaient. Les radios et les télévisions suivaient les péripéties des négociations et l’on commençait à s’inquiéter sérieusement du sort des passagers. Finalement, le gouvernement libanais donna au pilote l’autorisation de se poser sur l’aéroport de Beyrouth, ce qu’il fit avec un infini soulagement et une grande habileté.
A l’aéroport, une réception digne d’un chef d’état attendait le jeune pirate de l’air, ébahi. Un comité d’accueil qui comportait rien moins que Kamal Joumblatt, Ministre de l’Intérieur, nationaliste arabe, socialiste de renom et plus tard Héros de l’Union Soviétique, le reçut sous les vivats d’une foule enthousiaste, l’emmena en cortège officiel jusqu’à l’hôtel Saint-Georges, le meilleur hôtel de la ville, où elle l’installa dans une suite avec vue sur mer.
Le lendemain matin, aux aurores, la police vint réveiller le pirate pour l’extraire de sa suite et l’enfermer dans une prison.
Comme je demandai à un ami libanais les raisons de ces voltefaces, il me dit à peu près ceci :
« -L’Etat Libanais est faible, très faible. Le gouvernement, qui est formé de membres venant de plusieurs communautés différentes, chrétiens, arabes, socialistes, conservateurs, ne tient que par ses compromis. D’ailleurs, le pays tout entier ne tient que par des compromis. Eh bien, le sort du pirate de la Caravelle d’Air France est le résultat d’un compromis de ce genre : Hier, on l’accueille en héros, et les arabes sont contents. Aujourd’hui, on le met en prison, et les chrétiens sont contents. Tu vois, c’est une bonne méthode, la méthode libanaise. Tout le monde est content et le Liban vit en paix. »
Quelque mois plus tard, l’attentat palestinien du 1er septembre 1970 contre le roi Hussein de Jordanie déclenchait ce qu’on a appelé Septembre noir, qui ouvrait une longue période de massacres et de destructions dont le Liban peine encore à se relever.

Eh bien, je ne sais pas vous, mais moi, cette indécision, ces voltefaces, ces compromissions, ça me fait penser à des trucs.

2 réflexions sur « Reculer pour mieux reculer (Critique aisée n°77) »

  1. Houellebecq est donc allé trop loin… (Becq Héloin!)
    Pas besoin de se soumettre à un ‘Califat wahabite made in Saoudia,’ le Liban de Philippe fait très bien l’affaire!

    La vie n’est faite que de compromis qui font que nous sommes jamais nous-mêmes. C’est pourquoi les crises d’identité se succèdent en cascades et fournissent une source d’inspiration intarissable aux populistes!
    Ça va de l’interdépendance du couple à celle des habitants de toute la planète qui, de ce fait, ne sera jamais la ‘Terre Patrie’ dont Morin me fait rêver pour vos petits enfants!

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