Les journées de Monsieur Lambert

Ce texte est de Marie-Claire.
C’est sa deuxième publication.
La première date du 19 novembre 2016

Monsieur Lambert est ponctuel, c’est une qualité que sa femme lui reconnaît. Il ne se permet pas de flâner, la vie dans la maison est réglée comme ça, pas de temps perdu, pas de laisser-aller, une efficacité maximum. Même les enfants, un garçon et une fille, subissent cette loi et Madame Lambert en est fière.

Comme d’habitude, elle le regarde partir au bureau. Il est huit heures, il décroche sa gabardine du portemanteau, Il l’enfile, enroule son écharpe autour de son cou, prend son attaché-case, crie « A ce soir » à sa femme et claque la porte. Il a pris soin, avant de partir, de ramasser sa carte orange sur la console de l’entrée et de la mettre dans sa poche.

Il sort à petits pas, regarde le ciel menaçant puis monte dans sa voiture qu’il a garée devant le portail.

Arrivé à la gare, il prend le RER, ne descend pas à Étoile, station de son bureau, change à Châtelet, sort enfin à Luxembourg. Il avance droit devant lui, puis il tourne à droite, quitte le boulevard Saint-Michel pour la rue Soufflot.

Encore quelques pas et il se retrouve dans les pas de sa jeunesse : à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Il se sent chez lui. Les bibliothécaires le saluent d’un cordial « bonjour ». Chaque jour, elles s’étonnent de le revoir là : il ne correspond à aucun type d’habitués, trop vieux pour être étudiant. Trop jeune pour être retraité et sa façon de lire est si étrange ! Il choisit chaque matin une lettre de l’alphabet, dans l’ordre, et il prend trois livres dont le nom de l’auteur commence par cette lettre. Aujourd’hui, il en est au M -Malraux, Maupassant, Mauriac…Il ne les emporte jamais ; une fois son choix fait, Il s’installe à une place et passe la journée là, absorbé au point d’en oublier de sortir déjeuner.

Il est trois heures. A la maison, Madame Lambert fait des rangements et pense à son mari. Elle a beau le sermonner, il est incapable d’obtenir de l’avancement. Ce soir, elle lui en reparlera.

A la bibliothèque, Monsieur Lambert bouge. Il va rendre un livre pour se dégourdir les jambes. Les trois dames lèvent le nez. Le petit homme leur sourit. La plus jeune suit la progression méthodique de ses lectures. Arrivé au bout de l’alphabet, que fera-t-il ?

A six heures, Monsieur Lambert quitte la bibliothèque. Chaque soir, le voyage lui semble plus pénible : RER, changement, RER puis trajet en voiture.

Une fois chez lui, il pose sa carte orange sur la console, manteau, embrasse sa femme.

-Comment s’est passée ta journée ? demande-t-elle. Monsieur Lucas est-il toujours content de toi ? Tu pourrais lui demander une augmentation !

Cela lui rappelle les retours de l’école et les questions de sa mère : « As-tu été sage ? Quelles notes as-tu eues ? Tu pourrais faire mieux !  » Il en a la chair de poule.

Les enfants sont rentrés, il se garde bien de les questionner.

Les jours passent. Monsieur Lambert a négligé la lettre X, Xénophon ne le tente pas. Le Y lui apporte Yourcenar et Il oublie pendant quelques heures l’échéance qui approche. Un jour de plus et le Z sera là. Finir avec Zola, ce n’est pas si mal. Il a déjà vécu cent vies à travers ses lectures. Il a connu l’amour, la jalousie, la haine, l’avarice et la prodigalité, tant de péripéties.

Le jour suivant tire à sa fin. Il est près de cinq heures. Les enfants, rentrant de l’école, trouvent leur mère singulièrement nerveuse. Elle vient d’avoir un appel de la banque : « Votre compte est débiteur, Madame. » Elle ne comprend pas, elle va appeler leur père au bureau. Le petit garçon s’interroge aussi : depuis quelques temps, Papa se propose pour l’aider à faire ses dissertations, c’est nouveau. Sa sœur, elle, se contente de sucer son pouce.

Loin d’eux, Monsieur Lambert réfléchit. Il sait que l’heure de vérité est là. Les ressources de l’alphabet sont épuisées, ses ressources financières aussi. On lui avait donné de l’argent pour qu’il parte, Il n’y en a plus. Comment aurait-il pu annoncer à sa femme qu’on le payait pour se débarrasser de lui ?

Mais le temps passe, maintenant il est six heures. Il rend les derniers livres, adresse un salut aux dames et sort. Il achète un paquet de caramels, qu’il mange, un à un. Il déchire sa carte orange en confetti. Les petits morceaux colorés se mêlent aux papiers des caramels, s’envolent et tombent derrière lui, seules traces de son passage.

Il hésite puis se met à descendre le boulevard. Au début, on le bouscule encore. Il croise une multitude de femmes auxquelles il donne un nom : Anna, Emma, Mathilde, compagnes de ses journées volées.

Plus il avance, plus il a l’impression de fondre, de se dissoudre dans la foule, de s’évaporer. C’est doux, confortable, il est léger, léger…Arrivé place Saint-Michel, il ne voit même plus son reflet dans les vitrines.

3 réflexions sur « Les journées de Monsieur Lambert »

  1. Un beau texte qui se termine sur une note morose. Mais, les chants désespérés sont les chants les plus beaux…

  2. AH! l’expérience vicariale!

    « Vicarial » en anglais, comme vicaire en français renvoie à l’idée de ‘représentant,’ de ‘chargé de pouvoirs.’ Un curé représentant un évèque ou délégué de sa communauté auprès du Pape.

    Non, je ne suis pas retombé en enfance catholique! J’ai trouvé ce terme, il y a une trentaine d’années dans un manuel de communication médiatique. L’auteur soutenait que les médias, bien souvent, pouvaient nous faire vivre des expériences par procuration, – virtuellement – en quelques sortes.

    Lire un roman, comme le suggère Philippe, c’est partager la vie du personnage minutieusement décrit par l’auteur. Pour moi, lire un essai c’est partager la perspective, le raisonnement et la documentation de son auteur. Je crois que ces deux genres ne s’opposent pas mais se complètent.

    Par sa petite histoire, Philippe pose un énorme problème, celui de la pertinence de cette grande activité qu’est la lecture et/ou la fréquentation de médias audiovisuels à la vie professionnelle.

    À quoi bon mieux connaître la diversité du genre humain si le travail quotidien considère cette activité, éminemment intellectuelle, comme une perte de temps.

    Cette histoire ne distingue pas clairement la poule de l’œuf! Monsieur Lambert a-t-il été licencié parce qu’il lisait ou fréquente-t-il la bibliothèque Sainte Geneviève parce qu’il a été lourdé avec un pactol!

    Je termine sur une note optimiste. De plus en plus de penseurs (John Rawls et d’autres) se font les promoteurs de l’idée d’un pactol pour tous, avant même d’avoir un emploi rémunéré. Un revenu minimum garanti autorisant une survie descente (pouvant être occupée par la lecture et la fréquentation d’autres médias) qui permettrait de réduire le temps de travail des êtres humains, robotisation des routines gestuelles et conceptuelles palliant avantageusement l’absentéisme humain!

    On peut entrevoir qu’un jour prochain, si Trump ne nous fait pas sombrer, ‘now,’ dans l’Apocalypse, l’être humain, démultiplié par ses lectures, pourra fournir à son employeur l’ingrédient clef à l’humanisation de la conception, fabrication et distribution de ses produits ou services.

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