Une matinée de rêve

Comme tous les matins, il ouvre vivement la porte du bureau de sa secrétaire et lance un Bonjour-Léna-comment-ça-va-ce-matin joyeux et sonore.

Tout de suite, il ajoute qu’il fait un temps magnifique, hein, est-ce qu’elle a remarqué, et que, bon, il faudrait qu’elle appelle Drumont pour déplacer le rendez-vous de mardi prochain, non, il veut dire pour le maintenir mardi prochain, mais ailleurs, est-ce qu’elle voit ce qu’il veut dire,  ici, au bureau, par exemple, enfin comme ça l’arrange, lui, Drumont, hein,  ah oui ! et puis aussi il faudrait lui réserver un avion et une voiture pour Bordeaux, pour demain matin de bonne heure, enfin pas le premier avion quand même, hein, retour le soir, pas trop tard, une petite voiture, hein, parce qu’il sera seul et que le rendez-vous n’est pas très loin de Mérignac, il lui demande enfin si on a reçu un accord de la SMT, parce qu’il serait temps, hein, nom de Dieu, pardon Léna, mais qu’est-ce qu’ils fichent depuis le temps, et que bon, si ça ne l’ennuie pas, il prendrait bien un petit café, Léna s’il vous plaît… Léna?

Alors, Léna répond que non, que ça ne va pas, que le temps qu’il fait, elle s’en fiche complètement, que de son wagon de RER, on ne voit pas le ciel, que, non, elle n’appellera pas Drumont ni personne pour modifier ce rendez-vous pour la quatrième fois, qu’il n’a qu’à l’appeler lui-même, Drumont, parce que, elle, elle en a plus qu’assez, c’est vrai ça, à la fin, il ne se rend pas compte, et que vraiment, ce n’est pas la peine qu’il lui demande chaque matin comment elle va, parce que, de toute façon, il s’en fiche, il n’écoute pas la réponse, qu’il est bien comme tous les hommes dans cette sale boite, qu’il considère que les bonnes-femmes, ce n’est bon qu’à faire du café et réserver des voitures chez Hertz, alors que, hein, ça va comme ça ! Enfin, est-ce qu’il ne voit pas que depuis six mois, elle ne va pas bien, mais pas bien du tout, qu’il n’a rien demandé, rien vu, rien compris, pas cherché à savoir, comme d’habitude, que, d’abord, il ne lui donne que des trucs idiots à faire, qu’elle n’est pas dactylo, ni secrétaire d’ailleurs, que dans l’organigramme, en face de son nom, il y a écrit assistante, pas dactylo, pas secrétaire, assistante, mais est-ce qu’il sait seulement ce que c’est qu’une assistante, bon sang, qu’une assistante, ça assiste, est-ce qu’il le comprend seulement, ça, non, surement pas, d’ailleurs il ne comprend jamais grand-chose à grand-chose, que tout le monde le sait, que tout le monde en rigole, que, par charité, elle ne lui dira pas quel surnom on lui donne dans la boite, que toutes ses collègues la plaignent d’avoir un patron comme lui, qu’elle en a marre, marre, plus que marre…

Elle claque bruyamment le gros tiroir du fond de son bureau et se tait.

Alors, il lui demande, non-mais-dites-donc-ma-petite-Léna-, si elle n’était pas un peu malade de lui parler comme ça, ou même seulement gênée. Il lui dit qu’elle commençait à l’emmerder avec ses histoires, qu’elle est là pour faire ce qu’il lui dit de faire, qu’organiser des rendez-vous, prendre des billets d’avion, taper du courrier, c’était aussi son boulot et, qu’à propos, il aimerait bien qu’elle fasse un peu moins de fautes d’orthographe, et que si les autres gourdes de la maison se moquent de lui, ça ne le dérange pas le moins du monde. Et puis, d’un air doux, il lui demande si elle s’est rendu compte que depuis qu’ils travaillent ensemble, douze ans, mon Dieu, douze ans ! , chaque matin, il lui a dit gentiment bonjour-Léna-comment-ça-va-ce-matin ou quelque chose comme ça, et que pas une seule fois, pas une seule, elle lui a répondu de façon positive, par exemple dans le genre ça-va-bien-merci-j‘ai-passé-un-super-week-end-et-vous, pas une fois il n’a obtenu autre chose que vous-ne-savez-pas-ce-qu’il-m’ont-fait-encore-ce-matin-dans-le-métro, ou bien des comment-voulez-vous-que-ça-aille-avec-ce-temps-pourri, et qu’ il commence à en avoir marre de ses jérémiades quotidiennes, et que ce n’est pas la peine qu’elle se dérange et qu’il va se le faire lui-même, son café ! Assistante, non-mais-sans-blague, ça voudrait être assistante et ça n’est pas foutue d’organiser proprement un rendez-vous ou de rédiger une lettre correctement, ni même de se souvenir du nom des clients ou de tenir à jour son agenda… Et ça voudrait être assistante, je vous demande un peu ! Pourquoi pas collaboratrice pendant qu’elle y est !

Pendant qu’il prépare son café en lui tournant le dos, elle se lève, et bien qu’elle utilise la troisième personne, c’est bien à lui qu’elle s’adresse.

Elle demande, non mais, pour qui il se prend le petit monsieur, là, pour le fer de lance de la société, pour le stratège de la boite ou pour le génie de l’organisation ? Elle n’arrive pas à croire qu’il ne le sait pas qu’il est nul, nul, archinul, qu’il est la cinquième roue du carrosse, la mouche du coche, le crétin de service, qu’il est incapable de dire clairement les choses, de prendre une décision, de ne pas rejeter sur les autres les âneries qu’il commet ? Est-ce que, vraiment, il n’a pas compris que c’est lui qui a fait capoter le contrat Gallix l’année dernière, que c’est lui qui a fait perdre définitivement la clientèle de Bradford et Cooper, non, ça, il ne l’a pas compris ? En tout cas, elle peut lui dire que tout là-haut, au quinzième, ils ont compris, même que c’est Martine, l’assistante de Janvier, qui le lui a dit et même qu’elle a ajouté qu’ils commençaient à se poser des questions sur son remplacement, et que, s’ils l’avaient gardé jusque-là, c’était bien parce que…, parce que…, enfin, il le sait bien, ça quand même, parce qu’il est le gendre de Marchèse…

C’est à ce moment que sa femme entre dans le bureau. Elle l’attrape par l’épaule.

-Chéri, ouh-ouh, chéri, réveille-toi. Tu as dû encore faire un cauchemar, tu es tout en sueur, tout trempé. Dépêche-toi de te lever !  Tu vas encore rater ton avion pour Bordeaux ! C’est Papa qui ne serait pas content ! Il va finir par te virer, tu sais ? Hi-hi ! Allez, lève-toi, maintenant ! Je vais te faire ton café !

 

 

Une réflexion sur « Une matinée de rêve »

  1. J’adore quand Philippe rêve à Gauche!

    Il est vrai que depuis que Donald (l’imposteur par népotisme!) J. Trump exhibe au monde entier les splendides qualités du Grand Patronat, les p’tits facteurs peuvent aussi rêver… à un avancement majeur en passant par la place du Colonel Fabien!

    Ceci étant dit sur le fond, pour la forme, j’adore les développements inattendus… chez les lecteurs de droite!

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