Monsieur Conrad dit le mot juste. Critique aisée 15

« Voyez le pouvoir d’un mot! Celui qui veut convaincre ne devrait pas mettre sa confiance dans l’argument valable mais dans le mot juste, le pouvoir du SON a toujours été plus grand que celui du sens. Cela n’est pas péjoratif dans mon esprit. Il est préférable que l’humanité soit plus impressionnable que réfléchie. Rien d’humainement grand – j’entends par là affectant toute une foule d’existences- n’a été le fruit de la réflexion. En revanche, on ne peut manquer de constater le pouvoir de simples mots; des mots tels que Gloire, par exemple, ou Pitié. Je n’en citerai pas d’autres. Il ne serait pas difficile d’en trouver. Clamés avec persévérance, avec ardeur, avec conviction, ces deux-là, par leur seule sonorité, ont ébranlé des nations entières et labouré le sol sec et dur sur lequel repose tout notre ordre social. Il y a aussi le mot Vertu, si vous voulez!…
Bien sûr, il faut veiller à l’intonation. L’intonation juste. C’est très important. Le poumon puissant, les cordes vocales tonnantes ou tendres. Ne venez pas me parler de votre principe d’Archimède. C’était un être sans esprit, à l’imagination mathématique. Les mathématiques ont tout mon respect, mais je n’ai nul besoin des machines. Donnez-moi le mot juste, et je soulèverai des montagnes.« 
Joseph Conrad. Souvenirs personnels.1912

La plupart des hommes politiques pourraient, dans un élan improbable de sincérité, signer ce petit texte de Joseph Conrad (1857-1924). Avec une nuance importante cependant: à la différence de Joseph, dont l’humour, et donc la distance, transparaissent au second paragraphe, c’est au premier degré que les hommes politiques adhéreraient à cette déclaration.
Quand il faut choisir entre le raisonnement et le mot, entre la logique et le slogan, entre la démonstration et l’incantation, le choix, quand il est collectif, se porte toujours sur le mot, le slogan, l’incantation. C’est ce que l’histoire récente (j’ai toujours été nul en histoire, aussi je ne remonterai pas plus haut qu’une centaine d’années et ferai confiance à Joseph pour les années qui précèdent) nous a montré à d’innombrables reprises. C’est ce que l’histoire très récente nous prouve encore tous les jours.
Cocteau n’avait rien compris, qui disait: « entre deux mots, choisis le moindre« . Lorsque nous sommes en nombre, entre deux mots, nous choisissons toujours le plus gros, le plus beau, le plus rutilant.
Et comme disait tonton Georges:
« Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on
  Est plus de quatre on est une bande de cons.
  Bande à part, sacrebleu! C’est ma règle et j’y tiens.« 

7 réflexions sur « Monsieur Conrad dit le mot juste. Critique aisée 15 »

  1. Ah! Nation-Étoile par Denfert-Rochereau plutôt que par Barbès-Rochechouart! Comme le vocabulaire des lignes du métropolitain parisien était plus poétique autrefois. aujourd’hui on parle de Ligne 6 ou Ligne 2 sans évocation, précis mais triste comme un vistemboire!

  2. Joseph Conrad était avant tout (je veux dire chronologiquement avant d’avoir publié son premier roman à l’âge de 36 ans, mais aussi psychologiquement depuis toujours) un marin, un vrai, celui qui connaît pour l’avoir vécue la toute puissance de la mer et du vent, comme il en est des mots et de leur intonation, avec laquelle on ne triche pas car elle peut se venger et prendre à revers. C’était aussi un marin de la fin du 19ème et de ses mutations (voile/vapeur), obligé de se soumettre à la loi d’airain des armateurs distribuant les embarquements comme les mises à terre dans leur attente, toujours trop longue, synonyme du destructible calme plat qui est la hantise de tout marin « voileu », plus déprimante pour lui que l’affrontement d’une dépression atmosphérique.
    Oui, je suis d’accord avec ce qui est dit par Philippe et son choix de Conrad à propos de la puissance des mots. Mais je ne suis pas un spécialiste de Conrad, juste un amateur que la lecture de quelques uns de ses romans a embarqué pour des croisières de rêve. Seuls les marins peuvent écrire comme il le faut de la mer. Par exemple Jacques Perret, c’est pas Philippe qui va me contredire!

  3. Conrad a passé une bonne partie de sa vie sur des voiliers et sur des « vapeurs », comme on disait à son époque. Nier l’importance d’Archimède et de son principe et contester l’importance des machines dénote chez lui une grande ingratitude.
    Je ne pense pas qu’il aurait pu traverser la mer de Chine soutenu par la seule force des mots. Seul le Christ l’a fait. Et encore sur une toute petite mer.
    Quand Conrad écrit ça, c’est que l’écrivain, l’homme de mots, a pris le pas sur le commandant de bord, l’ingénieur. Mais, ce pas, il l’a pris de façon partiale, car dans son apologie des mots, il oublie de parler du revers de la médaille. Esope, lui, n’avait pas oublié: les mots…la langue…la meilleure et la pire des choses…
    Je n’arrive donc pas à croire qu’il n’y a pas un peu de second degré dans son affirmation. Conrad n’était pas Britannique, mais il aurait bien voulu.

  4. Je n’ai rien à objecter concernant cette citation de Joseph Conrad que je connaissais et pour cause (voir mon commentaire fait au récit Chez Lipp). Cependant, ce sont deux mots « justement » accolés qui m’interpellent dans cette citation: « imagination mathématique » (sans bien comprendre d’ailleurs la référence à Archimède), car c’est une expression que j’ai moi-même souvent utilisée pour l’opposer à l’imagination intuitive – celle des poètes et des utopistes* – trop souvent négligée, moquée, ironisée, par les tenants de la démonstration mathématique irréfutable mais sans originalité. Il est toujours plus facile de commenter doctement – moi je dirai médiocrement – une proposition à base de statistiques quantitatives, de pourcentages, etc., que d’exposer une idée avec des arguments qualitatifs qui s’ils sont bien exposés peuvent convaincre bien plus utilement. Merci Joseph de m’avoir permis cette petite mise au point personnelle.
    * « Le progrès est la concrétisation de l’utopie » disait ce cher Oscar Wilde, ou encore celle-ci citée aujourd’hui même dans Le Figaro: « Il faut toujours viser la Lune, car même en cas d’échec, on atterrit dans les étoiles ». Décidément, Oscar a toujours raison!

  5. Tout à fait d’accord avec Conrad.
    Un mot semble moins menaçant qu’un concept, plus facile à comprendre… C’est pour cela que les gens s’en remplissent la bouche,sa ns toujours en comprendre le sens profond, comme « nation ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *