Chez Lipp (Couleur café n°5)

Couleur Café 5

Quand on suit le flot des voitures qui remontent le boulevard Saint Germain depuis son confluent avec le Quai Anatole France jusqu’à sa source du Pont de Sully, on passe inévitablement devant Chez Lipp. Il n’y a rien à faire, c’est comme ça depuis plus de cent ans.
La petite terrasse fermée est couverte d’un assez vieux vélum dont la couleur brique est passée depuis longtemps. Au-dessus de la terrasse, sur la faible largeur de l’immeuble qui abrite le restaurant, la façade en bois d’acajou est percée de quatre fenêtres. Au milieu, un disque lumineux aux dimensions modestes et à l’éclat discret est planté perpendiculairement au boulevard. L’enseigne représente un bock débordant d’une mousse abondante, surmonté et souligné sobrement par les quatre lettres LIPP.
Si vous restez sur le trottoir, vous ne verrez rien d’autre que les quelques tables inconfortables de la sombre terrasse, et le fantôme de Françoise Sagan, assis sur sa chaise d’osier et fumant nerveusement une cigarette devant un verre de Morgon. De là où vous êtes, vous ne verrez rien de la salle, car des rideaux en dentelle serrée vous en empêchent. Ne restez pas planté là, il est huit heures, il fait nuit et il pleut. Allez, venez Milord.
Poussez la lourde porte tournante, et dans le tourniquet, croisez deux autres fantômes et reconnaissez ceux de Camus et de Gallimard. Ils ont fini leur champagne et vont diner chez Laurent. La Facel-Vega les attend dans la contre-allée. Ne cherchez  pas ici le fantôme de Jean-Paul Sartre. Il est en face.
Vous êtes à présent dans la première salle qui, à cette heure, n’est pas tout à fait pleine. Il y règne  une vive lumière, un brouhaha chaleureux et une légère odeur de choucroute. Les tables n’y sont pas encore dressées. Il est trop tôt.
Le fantôme de Marcellin Cazes (on dit « Monsieur Cazes » et, plus récemment, le « Père Cazes », peut être pour le distinguer du fils, qui prendra la suite mais qui « ne vaudra jamais le père ») vous accueille dans son costume rayé gris. Il est désolé mais, pour diner, il ne lui reste qu’une table pour deux près de la fenêtre dans la salle du haut. Refusez d’un air à la fois boudeur et joyeux, car vous ne pouvez pas vous fâcher avec Monsieur Cazes, n’est-ce pas ? Acceptez de bonne grâce d’attendre quelques minutes que se libère une de vos tables habituelles. Asseyez-vous à l’une des deux petites tables encore libres et commandez un verre de Pouilly Fuissé et un demi de bière au garçon-papillon-noir-veste-noire-gilet-noir-tablier-blanc-chemise-blanche. Pour passer le temps, observez les grands miroirs muraux encadrés par les céramiques de Léon Fargues. Lisez une à une les petites pancartes jaune parchemin accrochées aux porte-manteaux qui vous remercient en rouge de ne pas fumer dans votre pipe certains tabacs étrangers dont l’odeur pourrait incommoder certaines personnes, ou de ne pas faire manger les chiens dans les assiettes.
Venant de l’extérieur, apparaissent soudain une Juliette Gréco hiératique et resplendissante suivie d’un Orson Welles en nage et débraillé. Vous vous demandez comment le gros homme a pu passer la porte tambour. Guidés par le geste arrondi de Monsieur Cazes, ils passent directement dans la salle du fond. A la table voisine de la vôtre, un jeune homme en blouson de cuir fauve usé discute avec une grosse femme mal habillée. Vous comprenez bientôt que le blouson, c’est Ernest Hemingway et la grosse femme, Gertrude Stein. Avec toute l’insolence tranquille d’un jeune aventurier, il est en train d’expliquer à la femme que le manuscrit qu’elle lui a soumis ne vaut pas grand-chose. Enfin, on vous fait signe qu’il est temps pour vous d’accéder au chœur de cette église.  Vous vous laissez guider jusqu’à votre table. Vous négligez sur votre droite le comptoir qui ne sert qu’à faire passer les plats de la cuisine à la salle. Vous passez sans les voir devant les quelques malheureux qui n’ont pu obtenir d’autre table que dans cette partie étroite de l’établissement. Vous saluez d’un sourire Madame Pipi, dont seul le buste émerge de l’escalier vertigineux des toilettes, et à qui vous confiez vos manteaux en échange d’un petit disque de métal. Vous débouchez enfin dans le temple, le saint des saints, la salle du fond.
C’est une salle sans fenêtre. Les miroirs, les céramiques, les étiquettes, les garçons, les plats, les prix sont exactement les mêmes que dans la première salle, mais quand vous êtes là, vous sentez bien que vous « en êtes ».
Votre table est loin de celle de Greco. Mais à votre gauche, c’est André Malraux qui dine. Il fait face à la banquette où sont assises deux très jeunes filles. La brune, c’est Florence, sa fille, et l’autre, c’est Françoise Quoirez, la meilleure amie de Florence. Ils discutent du pseudonyme que Françoise voudrait prendre pour publier son premier roman. Finalement, ils approuveront le choix de Françoise qui s’est fixé sur Sagan, joli patronyme d’un personnage très secondaire de la Recherche du Temps Perdu. Au fond de vous même, vous espérez qu’en sortant tout à l’heure, Françoise Quoirez puisse croiser Françoise Sagan pour voir un peu jusqu’où peut mener un paradoxe spatio-temporel.
A votre droite, il y a un couple avec leurs deux enfants. Leurs visages ne vous disent rien. Ce sont des inconnus. Que font-ils là? Comment ont-ils gagné leurs galons et le droit d’être admis au véritable cœur de Saint Germain des Prés? L’homme a cinquante ans au plus et la femme un peu moins. Il porte costume et cravate comme tous les hommes de la salle. Elle a choisi un tailleur noir sur un chemisier blanc et un discret collier de perles. La jeune fille, dix sept ou dix huit ans, porte une jupe droite noire et un corsage blanc. Pas de bijou en dehors d’une petite montre sur un bracelet cordon en cuir noir. Le garçon ne doit pas avoir beaucoup plus de dix ans. On lui a imposé un pantalon long en laine noire et un pull à col en V bleu ciel avec un liseret bleu marine à la taille, au col et aux manches. De dessous leur table, soulevant légèrement le bord de la nappe, sort la tête sympathique d’un vague épagneul breton un peu trop nourri. C’est Vercors. C’est notre chien. Celui qui a disparu le jour de mes dix sept ans. Vous êtes assis à côté de nos fantômes: comme presque tous les mercredis soir, nous dinons de cervelas rémoulade et d’un bœuf gros sel, en famille, chez Lipp, dans la salle du fond.
Le père Cazes vient saluer notre table:
-Vous n’êtes pas venus mercredi dernier ? C’est dommage, nous avions Monsieur Gide d’un côté de la salle et Monsieur Ben Barka de l’autre. Ils ne se sont pas salués…

Depuis trente ans, je ne vais plus chez Lipp.
Pour ne pas risquer de m’y rencontrer…
Car on ne sait jamais jusqu’où peut mener un paradoxe spatio-temporel.

10 réflexions sur « Chez Lipp (Couleur café n°5) »

  1. Je l’ai lu, déjà lu et relirai , avec autant de plaisir …. et de rêverie.

  2. Je suis curieux de savoir quelles gloires immortelles de nos gendelettres fréquentent encore chez Lipp. Ou au café de Flore.
    J’ai souvenir de m’être trouvé au café de Flore avec deux trois collègues gendaffaires, attendant un mandaté de cabinet d’ingéniérie en vue de signer un contrat. L’un de mes collègues dit au garçon : Nous attendons un ami qui ne tardera pas. Vous l’appellerez (me désignant) « Jeannot » voulez-vous…?
    A ma grande surprise, le serveur entra dans le jeu et me donna du Jeannot long comme le bras, avec un naturel désarmant. Notre correspondant arrivé : « Ah je vois, c’est votre cantine… »
    Pourquoi ai-je eu le sentiment, après coup, de m’être fait charrier par tout ce petit monde. Ces parigots, tout de même, jamais en retard pour une bonne blague à trois bandes.

  3. Texte déjà publié le 8/03/2014.
    Les commentaires ci-dessous date de cette première publication.

  4. C’est l’atmosphère de ton enfance que je vais y retrouver, il faut que j’aille à la salle du fond! Mais tu pourrais faire une exception, m’y accompagner tu aurais tellement de choses à raconter !

  5. Ah ! Chez Lipp ! Son cervelas rémoulade, son bœuf gros sel et ses fantômes !

  6. Le jour où je viendrais à Paris il faut à tout pris que j’aille chez Lipp !

  7. « En règle générale, l’homme n’a guère besoin de grands encouragements pour parler de lui-même ». C’est Joseph Conrad qui a écrit cette phrase, la première de la préface de ses Souvenirs Personnels (en anglais Some Reminiscence), écrits douze ans après la publication de son premier roman (La Folie Almayer) en 1895, essentiellement pour justifier la conception de son œuvre littéraire. Philippe connaît cette citation puisque c’est lui qui m’a conseillé dernièrement la lecture de ces Mémoires de Conrad. Joseph Conrad a attendu l’âge de 36 ans avant de s’engager dans une carrière littéraire dans laquelle il allait forcément transparaître, en toute conscience d’ailleurs. Tout écrivain parle forcément de lui et Conrad attribue à Anatole France cette citation: « faute de nous résoudre à nous taire, nous ne pouvons parler que de nous même ». Philippe n’a pas attendu 36 années avant de nous révéler officiellement une tentation littéraire qui le révèle (je ne parle pas encore d’une œuvre) mais bien presque le double. Mieux vaut tard que jamais dit-on! Je le pense. Je viens de lire, plutôt, de me rendre Chez Lipp à l’invitation de Philippe, et, sans avoir aucun talent de critique littéraire, enclin généralement à éviter les félicitations de peur qu’elles passent pour une amicale flagornerie (je m’en suis déjà expliqué à Philippe), je dis ici que j’ai dégusté ce récit comme un repas mémorable.

  8. Je vais retourner chez Lipp avec un autre regard Bravo pour ce texte qui nois fait voyager dans le temps

  9. Oh! moi j’ai bien envie d’aller chez Lipp rencontrer les fantômes…
    C’est un bien joli texte!

  10. Ce texte m’a beaucoup plu.Je vais tenter de le lire à Marie Claire dès que possible.
    Il est 9h30,mission accomplie.Elle a trouvé que c’était bien vu et bien écrit.

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