Trois jeunes hommes se rendant au bal

Les évènements relatés ci-dessous se sont produits le 31 juillet 1914, il y a exactement 104 ans.


En ce dernier jour de juillet, trois jeunes hommes sont partis à pied de Bochum pour se rendre au bal de la moisson de Stuben. Ils y seront dans une heure. Ils n’ont pas choisi d’aller à pied, mais la compagnie des autocars vient d’être réquisitionnée et seuls le maire et le médecin de la ville possèdent une automobile.

Depuis la fin juin, la tension n’a pas cessé de monter dans le pays et des rumeurs inquiétantes commencent à circuler. Il y a un mois, un archiduc a été assassiné quelque part dans les Balkans, et depuis, sans que les gens comprennent vraiment pourquoi, on parle à nouveau de guerre, guerre contre la Russie, guerre contre la France, contre l’Angleterre. On parle même de mobilisation générale.
Mais, dans cette région reculée de l’Allemagne, si loin des grandes villes et de leur agitation, on ne croit pas vraiment à tout ça. Ici, les bruits alarmants n’arrivent qu’amortis et ils sont passés presque inaperçus dans la fièvre heureuse de la fin des moissons.
Pour les trois jeunes gens, et quelles que soient les circonstances ou la distance à parcourir à pied, il n’est pas question de manquer le bal des moissons de Stuben, où les filles sont jolies, surtout les sœurs Gerling.

Ils s’appellent Franz Bergmeister, Erich Stromer et Thaddeus Klein.
Franz est le plus jeune. Il a dix-neuf ans. Il est beau garçon et sûr de lui, sûr de son physique avantageux. Il est le fils d’Anton Bergmeister, le plus gros commerçant de Bochum, ce qui lui donne encore plus d’assurance. Franz affecte de mépriser à peu près tout le monde, à l’exception de son père et de ses deux amis Erich et Thaddeus. Il regarde le monde de haut, le sourcil levé. Comme souvent, il marche en tête du petit groupe.
Erich a vingt ans. Il est également très beau. Il est aussi un peu porté vers le mépris des autres, mais lui, il ne le montre pas. Au contraire, il a réalisé très jeune qu’il possédait cette chose mystérieuse qu’on appelle le charme et il a vite compris tous les avantages qu’il pouvait tirer de ce don du ciel. Le physique aidant, il lui a été facile de devenir un séducteur. Sans être vraiment modeste, sa situation sociale est moyenne — il est le fils du directeur des postes de Bochum — mais il compte bien l’améliorer rapidement.
Thaddeus marche un peu en retrait. Il est le plus âgé des trois. Il n’est pas beau. Il le sait. Sa position en ville est plutôt médiocre. Son père est le métayer d’une très petite ferme. Depuis deux ans, Thaddeus refuse d’y travailler. Il a trouvé un emploi de vendeur au rayon quincaillerie des Galeries Bergmeister. Il gagne peu et vole peu son employeur en manipulant les inventaires. Mais il sait que ça va changer, car il sait qu’il est le plus intelligent. Se lier d’amitié avec Franz et Erich a été le résultat d’une volonté délibérée, appuyée par une tactique efficace. Cela a commencé il y a trois ans. Il les a d’abord impressionnés avec sa maturité de garçon plus âgé et sa totale indifférence à l’autorité des adultes. Ensuite, il les a fait rire. Et puis il les a affranchis sur les filles, sur les femmes, sur l’alcool et toutes ces choses si tentantes quand on n’est pas sérieux et qu’on a dix-sept ans. Ils sont devenus inséparables, dépendants les uns des autres. Pour Thaddeus, être avec ces deux beaux et riches garçons présente deux grands avantages : l’approche des filles facilitée et les bières offertes. Pour le reste, il sait se débrouiller tout seul.

Quand elle les a vus de loin venir vers elle, sur ce chemin désert, au milieu de cette plaine chaude et vibrante, sans rien d’autre en vue que des meules de foin, elle a senti un peu de peur monter en elle. Elle les connaît, ces trois silhouettes. On les appelle « la bande à Thaddeus ». Elle connaît leur réputation. À Stuben, les filles en parlent parfois, avec une crainte mêlée d’une envie de rencontre. Les rencontrer, oui, mais au bal, au village, avec les grands frères et les vieux tout autour. Elle pense qu’en pleine campagne, pour trois gars de Bochum, bousculer une fille de Stuben serait une sorte d’exploit que l’on pourrait ensuite raconter pendant des mois au café. Sa respiration devient plus rapide. Elle accélère le pas. Elle baisse les yeux. Pourtant, au moment où elle croise les garçons, elle n’entend ni les quolibets, ni les sifflements, ni les cris d’oiseaux qu’elle attendait. Du coin de l’œil, elle perçoit qu’ils se sont arrêtés, qu’ils la regardent passer, en silence. Alors, n’y tenant plus, elle lève  les yeux et croise leurs regards.
Et dans le regard hautain de Franz, elle lit:
— Toi, tu n’es pas très belle. J’en aurai dix autres mieux que toi au bal de ton village tout à l´heure.
Et dans le regard d’Erich, qui passe sous sa paupière mi-close et qui la transperce, elle lit:
— Regarde-moi bien. Tu es déjà séduite. Je sais qu’au retour, ce soir, nous nous croiserons encore et que tu ne me résisteras pas.
Et, dans le regard blasé de Thaddeus, elle lit:
— Tu n’es pas belle, et je connais ton père. Il est ouvrier agricole. Alors qu’est-ce que ça me rapporterait de perdre mon temps avec toi ?
Comme sur une photo en noir et gris, les trois silhouettes et leurs regards se sont fixés sur sa rétine et resteront dans sa mémoire pour toujours. Elle sait maintenant qu’elle n’est pas belle, qu’elle est pauvre et que,ce soir, elle connaîtra Erich de la bande à Thaddeus.

Le lendemain du bal de Stuben, dans le milieu de l’après-midi, le maire de Bochum a rassemblé ses habitants au son du tambour de ville. Debout sur une table au milieu de la grand ’place, il leur a appris que l’Allemagne venait de déclarer la guerre à la Russie et que la guerre contre la France qui venait de décréter la mobilisation générale était maintenant inévitable. Il a ajouté cependant que, compte tenu de la terrible efficacité de l’armement moderne, la guerre serait courte.

Photo d’August Sander 
August Sander (1876, Herdorf, Rhénanie-Palatinat – 1964, Cologne) était un photographe allemand. Portraitiste scrupuleux de la République de Weimar, August Sander réunit photographie documentaire et pratique artistique, une démarche exemplaire aujourd’hui. (Wikipedia)

ET DEMAIN, DOM JUAN 

3 réflexions sur « Trois jeunes hommes se rendant au bal »

  1. J’ai regardé cette photo et relu le texte l’accompagnant avec beaucoup de plaisir. J’ai conservé en mémoire cette parution (qui doit dater si je ne m’abuse de 2014) considérant qu’elle était l’une des meilleurs du JDC.

  2. Wery Inderesding!

    L’imagination de Philippe, interpellée par la planche de Rorschah qu’est cette photo teutone, se rapproche des obsessions de Bourdieu (le Pierre sur lequel est bâtie ma modeste église de sociologie).

    Se fondant, comme Bourdieu, sur le ‘Capital social’ (profession et réseaux relationnel du père), Philippe pratique la Distinction de ces Héritiers en y ajoutant un phénomène relié à la Reproduction dont parle peu le grand sociologue maudit.

    Qui, avant Philippe, avait osé parler du ‘capital beauté’ (attrait physique de certains teutons…)? C’est là, effectivement une dimension à laquelle les sociologues ne font guère référence sauf pour parler de la façon dont les CRS matraquent celles et ceux qui soufrent du délit de ‘sale gueule’!

    Il est vrai que le psychosociologue américain, Erving Goffman, a écrit tout un ouvrage fort apprécié sur les syndromes physiques, mais ils y sont plutôt perçus négativement!

    Alors que depuis plus d’un siècle le ‘capital photogénique’ joue un rôle déterminant dans l’existence, il était temps d’en faire un facteur clef dans le succès social avant que masques, turbans de Touaregs et burkas rétablissent l’égalité sur ce plan!

    Un modeste communicologue

  3. L’observation de cette photo provoque, comme toute photo effectivement artistique se le doit, le débridage (?), disons la mobilisation (histoire de reprendre le vocabulaire en vogue à cette époque épique), de l’imagination. Celle de Philippe est ici parfaitement restituée littérairement. Sincèrement, bravo! Un accessoire vestimentaire chez ces trois hommes partant au bal de Stuben m’a sauté aux yeux: la canne! Très probablement un accessoire de mode pour des hommes aussi jeunes. À mon tour de débrider mon imagination, sous un autre regard.

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