Les nouvelles américaines (Critique aisée 81)

Critique aisée n°81

Les nouvelles américaines 

Je crois bien que c’est pour la dernière fête des pères qu’on m’a offert 20+1 NOUVELLES (Albin Michel, collection Terres d’Amérique). Je suis resté plusieurs semaines à hésiter devant ce pavé de 620 pages. Pour moi dont les livres offerts s’empilent à peine entamés sur ma table de nuit, moi qui ne lis pratiquement plus que des valeurs sûres et classiques, qui refuse la plus petite aventure littéraire, qui n’ai plus le temps de lire, occupé que je suis à remplir chaque jour ce Journal des Danaïdes, pour moi, 20+1 NOUVELLES, c’était vraiment beaucoup. Et puis, un vendredi de cet été, il pleuvait, c’était juillet et la campagne, et j’ai ouvert le volume au hasard vers le milieu, et voilà.

Quand je lis Houellebecq, chaque fois que je peux, Proust, un petit bout chaque semaine, ou Maupassant, ou Sagan, ou Flaubert, deux fois par an, quand je lis Vialatte, presque chaque jour, ou Céline ou Camus, tous les dix ans, quand je lis l’un de ces auteurs, je déguste, j’apprécie, j’admire. Il m’arrive même maintenant de disséquer. J’admire, mais je ne me dis pas : « J’aurais voulu écrire cela ». Ce n’est pas parce que cette perfection m’est inatteignable. Elle l’est, c’est certain, mais ce n’est pas pour cela que je n’ai pas envie d’avoir écrit Madame Bovary ou Bonjour tristesse (Tout à fait entre nous, c’est faux : j’adorerais avoir écrit Bonjour tristesse, mais c’est le genre de chose que l’on ne peut ni dire ni faire quand on est un homme et que l’on a mon âge.)

Non, ce n’est pas pour cela. C’est parce que ces œuvres ne m’émeuvent pas. Je les admire, mais je ne me sens pas concerné, elles ne m’émeuvent pas. (Ça aussi, c’est faux ou, plus exactement, ce n’est pas toujours vrai : j’ai passé une des journées les plus nostalgiques de ma vie après avoir lu Une partie de campagne).

Mais quand je lis une nouvelle américaine, presque à chaque fois, je me dis que j’aurais aimé l’avoir écrite. Et je ne suis jamais très loin de penser que j’aurais pu l’avoir écrite. Je sais, ça ne se fait pas de dire « Facile ! Je pourrais en faire autant ! Ah, si seulement j’avais le temps !  » Eh bien, tant pis !

Ah, si j’avais le temps, je t’en raconterais, moi, des histoires de paumés retournant en Greyhound dans leur Minnesota natal, des aventures de golden boy déboussolés à la recherche d’un peu de réalité sur la route 66, de rédemption de voyous dans la rencontre d’une serveuse de diner, des espoirs de clandestin mexicain dans la cité des anges (tiens, j’en ai écrit une, de nouvelle, là-dessus !), enfin des trucs comme ça. Ça ferait trente ou trente-cinq pages et le titre serait un extrait tiré de la Bible, trop court pour être compréhensible, par exemple « Absent de corps« . On y entrerait sans préparation, brutalement, comme quand, venant d’une rue calme, on ouvre la porte d’un bar plein de bruit et de fureur. On pourrait aussi pénétrer doucement dans l’histoire, par un tout petit bout, un petit détail, pourquoi pas le bouton d’un allume-cigare qui sursaute dans son logement sous le tableau de bord d’une vieille Mustang, ou alors, comme si on reprenait conscience à la sortie d’un rêve, confusément, le flou des images faisant place peu à peu à la précision du décor. Il y aurait quelques bouteilles de bière sur le plancher de la voiture, de la fumée de cigarettes, peut-être des joints, mais pas de drogue dure, parce que, là, ce serait vraiment trop cliché. Il y aurait des odeurs d’essence et d’asphalte surchauffé, mais aussi des senteurs de magnolias et de forêts de pins. Il y aurait peu d’action, ou alors une seule, étirée sur toute la nouvelle, ou alors une suite d’actions sans importance, mais probablement pas d’action violente, ça aussi ce serait trop cliché, ou alors seulement le souvenir d’une action violente. Il y aurait aussi un homme seul, le narrateur probablement, ou alors deux, mais ce serait l’autre qui serait le vrai sujet de la nouvelle. On ne les saisirait pas très bien, les personnages. Ils auraient un passé, pas obscur, non, mais flou, et un but caché. Leurs dialogues seraient faits de phrases brèves, concises, pas toujours compréhensibles. La fin de la nouvelle serait ouverte, pas de chute, pas de retournement, pas de bouclage. Oui, il faudrait que la fin soit ouverte. Il faudrait que le lecteur ne soit pas certain d’avoir compris. Il faudrait seulement qu’il se soit senti dans l’atmosphère et, pourquoi pas, dans le personnage. Il faudrait qu’il ait un peu de mal à en sortir et qu’après quelques minutes, il se dise qu’il aurait aimé avoir écrit cette histoire.

Ah, je t’en ficherais, moi, des nouvelles américaines, si j’avais le temps.

9 réflexions sur « Les nouvelles américaines (Critique aisée 81) »

  1. Content de voir que Paddy partage une partie de mon « centre » (très perso) de perspectives sur les États-Unis.

    Ravault est râvi d’apprendre que Jules Romains l’y a amené.

    Hélas, je ne lis pas tous les ‘classiques.’ Comme tout le monde les a lus, en bon démocrate, je fais confiance à la lecture majoritaire! Cela me permet d’explorer les marges en solitaire où j’ai découvert « Amérique » de Jean Baudrillard (Paris, Grasset, 1986), une perle exfiltrée de notre carte écran radar nationale!

    Il y a aussi (dans la périphérie très éloignée des incontournables français mais au centre de l’intelligentsia américaine décentrée) « Essai sur la révolution d’Hannah Arendt » (Paris, Gallimard, 1963) qui remet les choses publiques dans une perspective très différente de celle qui prévaut à Paris.

    Enfin, j’ai pu constater au cours de mes pérégrinations au sud des ‘lignes’ que beaucoup d’Américains considèrent la France comme un pays sous- développé par son excès de centralisation autour de Paris… mais aussi autour de quelques valeurs littéraires sûres, – ce qui revient au même – !

  2. Là, je suis d’accord. Le centre de l’Amérique est comme celui de la façade de la mairie d’Ambert (qui est ronde comme chacun sait), c’est à dire à la fois partout et nulle part comme le décrit Jules Romains dans son merveilleux roman Les Copains.

  3. Les Gringos ayant pratiquement exterminé les autochtones… être Américain c’est, de plus en plus, être le produit de l’immigration issue de la quasi totalité des régions du monde.

    L’Amérique c’est le cosmopolitisme aggloméré en quête d’ethnocentrisme dont le centre est, fort heureusement, introuvable!

    Good Luck Trump!

  4. Suite de ma réflexion précédente. Dvorak, profitant de son séjour en Amérique, a aussi composé son célèbre quatuor dit le Quatuor Américain qui lui aussi s’inspirait d’airs folkloriques américains. Et puis il s’en est retourné dans sa Tchequie natale.

  5. Ah bon! J’ai dû mal lire le texte de Philippe car il m’a échappé qu’il souhaitait être américain en souhaitant pouvoir écrire une nouvelle du type des nouvelles americaines. Bien sûr que Dvorak n’était pas américain mais sa symphonie reprend en boucle sur des modes différents une chanson folklorique qui elle-même vient d’un vieux thème chanté par les esclaves noirs, et ce faisant il s’est fait plaisir, ses auditeurs aussi, et c’est même pas lui qui a choisi ce titre révélateur de Symphonie du Nouveau Monde, pour lui c’était tout simplement sa 9ème symphonie. Je dis donc que ce n’est pas la possession d’un passeport US qui autorise seul de pouvoir écrire une nouvelle americaine, ou que les lecteurs reconnaîtront comme telle. Tous les connaisseurs admettent que le meilleur whisky du moment est Japonais et son auteur ne porte pas de kilt. Je pourrais citer d’autres exemples.

  6. Le fait de composer une oeuvre d’après une inspiration venant d’ailleurs ne donne pas à l’artiste le droit d’appartenir au groupe.
    La preuve? Tu as toi-même écrit tout un laïus sur la mythologie. Cela fait-il de toi un grec?
    Bien sûr, la culture américaine a influencé le monde entier, amis cela peut-il réellement faire de tout un chacun un américain? Serais-tu d’accord pour que toute personne influencée par la culture artistique ou culinaire française soit dite française elle aussi? La moindre personne qui a un jour cuisiné un boeuf bourguignon peut-elle revendiquer des origines de ce terroir?
    En ce qui concerne la très belle symphonie de Dvorak… C’est la symphonie qui est « du nouveau monde », pas le compositeur.
    Et puis, pourquoi vouloir se revendiquer d’ailleurs? Ne faut-il pas plutôt, sans être xénophobe, être fier de ce que l’on est et qui l’on est, origine incluse? Un auteur français inspiré par l’art américain fait siennes certaines techniques d’écriture, certains rendus d’atmosphère, mais n’en est pas moins français, et Dieu merci.

  7. Don’t agree chère amie! C’est quoi un americain? moi je n’ai pas encore vraiment trouvé la réponse. N’est pas américain qui nait pas américain? Je crois plutôt qu’on le devient, américain. En tout cas, en matière de création, je pense que l’Amérique offre un environnement, une histoire, une culture, dont tout à chacun peut s’imprégner ou s’en inspirer parce qu’il y adhère. Les exemples sont multiples et variés, dont celui-ci magnifique et parfaitement explicite: « La symphonie du Nouveau Monde » d’Anton Dvorak. Quant à Bob Dylan, certes il est né en Amérique de justesse (famille juive émigrée), mais ses chansons (paroles et harmonies) sont inspirées de et prolongent Woody Guthrie (pour le Country) et Robert Johnson (pour le blues). Je suis ravi par la polémique sur ce prix Nobel, tant aux USA qu’ailleurs (« si le Nobel de littérature est donné à Bob Dylan, pourquoi ne pas donner celui du Rock’n’Roll à Stephen King »?). Eric Clapton est anglais, blanc de surcroît, et l’un des grands du blues moderne, reconnu comme tel par BB King par exemple.

  8. Il n’y a qu’un problème, avec le fait, pour toi, d’écrire des nouvelles américaines, cher ami…
    A partir du moment où ce n’est pas un américain qui les écrit, n’est-ce pas…

    Quant à Bob Dylan… Wow! Belle accolade du monde littéraire à ce grand de la chanson!

  9. Je comprends ça très bien. C’est peut-être aussi parce que la nouvelle ou le roman made in USA et le cinéma américain sont proches, étroitement liés même. Alors ces histoires on s’en imprègne de plusieurs façons et l’imaginaire prend facilement le relais.
    PS: Bob Dylan prix Nobel de littérature. C’est génial! « The answer my friend… »

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