Réplique

Nous sommes arrivés devant l’hôtel alors que la nuit était déjà tombée. Le bâtiment ne paraissait pas très sûr et il n’y avait qu’une seule chambre disponible pour nous cinq. Elle était au sixième et dernier étage de l’immeuble et l’ascenseur ne fonctionnait plus depuis la dernière secousse sismique. Mais cette première journée nous avait fatigués physiquement et moralement et l’idée de devoir rechercher un autre abri pour la nuit nous paraissait insurmontable. Nous avons donc gravi les étages en trainant nos valises dans la cage d’escalier, toute zébrée de fissures anarchiques. Nous avons été plutôt agréablement surpris par la propreté et la taille de la chambre qu’on nous proposait, immense.
Elle ne comportait qu’un lit, de dimensions respectables, « super king size ! » nous dit-on. Nous demandâmes des lits supplémentaires et on nous apporta en quelques minutes trois matelas propres et des couvertures. L’air conditionné ne fonctionnait plus, mais son absence était supportable. Tout au long de cette journée épuisante, nous nous étions faits à l’idée de coucher par terre dans des bureaux de l’administration. Dormir à cinq dans une seule chambre constituait un net progrès.

Nous étions arrivés à Banda Aceh le matin de bonne heure en provenance de Medan par l’avion d’Air Asia. Nous formions la première équipe d’experts envoyée par notre cabinet pour entreprendre l’évaluation des dommages causés par le tremblement de terre et le tsunami du 26 décembre 2004 à la cimenterie Lafarge Semen Andalas située en bord de mer à quelques kilomètres de la ville.
La persistance d’une sorte de guerre civile dans cette région de Sumatra et le supplément d’insécurité qu’avait apporté la catastrophe avaient fait qu’on nous en avait interdit l’accès pendant plus d’un mois.
Nous étions trois français et deux chinois: Jean-François, expert senior, Arnaud, jeune expert bâtiment, Meo, patron de notre cabinet-counterpart de Singapour, son collaborateur Wang et moi.

Malgré les quelques semaines  écoulées depuis le tsunami, le spectacle, tout d’abord vu de l’avion en approche puis du gros Toyota qui nous emmène à l’usine, est encore terrifiant : des quartiers entiers, devenus plaines rases recouvertes d’une boue noire hérissée de cocotiers tronqués et de pylônes tordus ; dans les zones un peu plus élevées qu’une vague moins furieuse avait envahies, des immeubles modernes effondrés, des gravats partout, des objets insolites disséminés : autocars retournés, bateaux échoués, réfrigérateurs vagabonds… Au Sud-Est de la ville, les camps de réfugiés sont installés sur de petites hauteurs, couvertes de jungle et remplies de tentes et de Land Rovers. Quelques kilomètres plus loin, nous apercevons une énorme barge pleine de charbon à côté de son remorqueur. Les deux bateaux sont posés bien à plat sur la route qu’ils barrent complètement. Le trafic a déjà créé une piste d’évitement.

La cimenterie est derrière les bateaux.
Nous y entrons sans descendre de voiture et le spectacle nous secoue : tout ce qui est en dessous d’une certaine hauteur est tordu, éclaté, renversé, entremêlé d’algues sèches et de branches d’arbres. Tout ce qui est au-dessus est intact, propre, presque étincelant sous le soleil. Sur les collines qui entourent l’usine, cette courbe de niveau est aussi visible que sur une maquette en balsa. Elle est matérialisée par la frontière entre le vert de la jungle et le marron de la terre laissée apparente après que la vague ait arraché toute végétation. J’estime la hauteur de cette ligne à près de trente mètres au-dessus de l’océan.
Nous passons le reste de la journée à visiter cette grande usine silencieuse et dévastée en prenant des notes et des photographies. Il faudra partir bien avant la nuit, car la circulation à la lumière des phares n’est pas sûre.

Nous arrivons dans un quartier de la ville un peu préservé et nous trouvons un restaurant chinois de plein air. Nous dinons de poulet et de bière au milieu des moustiques.
On nous indique cet hôtel où nous finissons de nous installer dans l’obscurité. Il ne doit pas être plus de 9 heures. L’affectation des couchages est rapide et dictée par la hiérarchie : Jean-François et moi partagerons le grand lit. Les trois autres dormiront sur les matelas. Je me couche et m’endors très vite.

Un peu plus tard dans la nuit, je suis réveillé par un mouvement du lit. Le mouvement est horizontal, régulier, d’une amplitude d’une vingtaine de centimètres, et d’une fréquence de l’ordre de la demi-seconde. Dans la clarté lunaire qui vient de la fenêtre, j’aperçois Jean-François qui me tourne le dos, assis au bord du lit, les mains bien à plat sur le matelas. Il semble provoquer le mouvement.
Sur un ton agacé, je lui demande pourquoi il secoue le lit. Il répond, très sobrement :  » Ce n’est pas moi. Il y a un tremblement de terre ».
Me revient alors en vrac à l’esprit tout ce que l’on apprend sur la conduite à tenir en cas de séisme : se mettre sous une table ; bon, il n’y a pas de table dans la chambre ; se placer sous un linteau de porte ; bon, les cloisons n’en comportent pas ; ne pas prendre l’ascenseur ; bon, il est à l’arrêt de toutes façons ; descendre les étages et sortir à l’air libre ou rester au sixième où on a moins de béton au-dessus de la tête ?
Pendant que je me pose toutes ces questions et bien d’autres, aujourd’hui oubliées et probablement inavouables, le mouvement du lit a cessé. Il n’a pas duré plus de vingt secondes, une éternité. Est-ce que ça ne va pas recommencer ? Synthèse de toutes mes interrogations, et sous le coup de l’émotion, je me pose tout haut la question : « Qu’est-ce qu’il faut faire ? ».
De l’autre bout de la chambre, la voix d’Arnaud s’élève, et avec une intonation empressée qui me parait sur le moment presque servile : « Vous voulez que je téléphone ? »
Je l’aime bien, Arnaud. Sous un aspect un peu rustre, ce grand et gros garçon au visage rougeaud s’est révélé fin, cultivé et bon compagnon. Mais là, il m’agace Arnaud, et je lui réponds :  » Mais à qui voulez-vous téléphoner? » Le ton que j’utilise pour lui répondre en dit bien plus. Il signifie clairement « Mais à qui voulez-vous téléphoner, bougre d’andouille? »
Ma question n’appelant évidemment pas de réponse, la conversation en reste là et chacun écoute le silence de la ville. Aucune suite à cette réplique ne se faisant sentir au bout d’une dizaine de minutes, nous nous recouchons et je me rendors rapidement.

Le lendemain matin, pendant le petit déjeuner très frugal que nous prenons au rez-de-chaussée de l’hôtel, je m’excuse auprès d’Arnaud pour la vivacité du ton sur lequel je l’ai rabroué pendant la nuit. Mais je ne peux m’empêcher de lui demander:  » Mais à qui pensiez-vous téléphoner, bon sang ? A la réception de l’hôtel ? Pour vous plaindre ? ».

Il répond ingénument : « Pas du tout. J’ai un ami sismologue à Bordeaux : il aurait pu nous dire quoi faire! »

Une réflexion sur « Réplique »

  1. C’est un texte qui me touche, me dirigeant vers la sismologie. Très évocateur. Mercii du partage.

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