Une émission de Berthe Granval

Il est dix-sept heures et cinq minutes. Les premières notes du Clair de Lune de Claude Debussy s’égrènent lentement, puis une voix s’élève, effaçant presque la musique :

-Bonsoir, c’est Berthe Granval qui vous invite comme chaque après-midi à écouter ses « Histoire d’écrire ».

Le son du piano remonte quelques secondes, puis redescend. A nouveau, la voix :

– Aujourd’hui, je reçois l’écrivain Pierre-André Mariotte. Bonsoir Pierre-André Mariotte.

-Bonsoir, chère Berthe Granval

Les notes remontent, ruissèlent, s’affaiblissent et disparaissent. C’est le silence ; une, deux, trois secondes. Inconcevable… C’est Berthe Granval qui le veut, ce silence interminable. Elle ose ce que tous les animateurs de radio craignent le plus au monde, le blanc à l’antenne. Elle sait que par cette vacuité, elle ouvre à l’auditeur un espace de calme confortable, d’attention bienveillante et de distinction décontractée qui caractérisent son émission quotidienne.

-Tout d’abord, merci. Merci d’avoir répondu à mon invitation.

La voie est amicale, rauque, sensuelle…des années de travail et de tabac.

-Chère amie, c’est un plaisir et il est de ces plaisirs qu’à mon âge il serait déraisonnable de se refuser…

L’ambiance est au badinage, mais Berthe prend un ton journalistique :

-Pierre-André Mariotte, après « Je n’irai pas à Syracuse », « Le sommet du volcan », et « Dans les grandes largeurs » vous venez de publier « D’après vous »…

-Je vous demande pardon, le titre exact est « Après vous »

-Pardonnez-moi, « Après vous ». « Après vous », votre quatrième roman, s’annonce déjà comme votre quatrième succès. Bien que vous l’ayez qualifié de roman, « Après vous » est une réflexion douce-amère sur le métier d’écrivain, ses joies et ses peines, ses succès et ses échecs, et finalement sur le « pourquoi » de l’écriture. Alors, dites-nous, cher Pierre-André Mariotte, pourquoi écrivez-vous ?

-Elargissons la question, voulez-vous ? Pourquoi écrit-on ? Pourquoi un être censé se met-il à écrire ? Pourquoi se met-il à travailler comme un bénédictin, à raturer, à modifier, à biffer, à reprendre, à lire et à relire, à déchirer, à vérifier, à recoller ? Pourquoi se soumet-il volontairement à ces périodes de doute, de résignation, de désespoir même ? Pourquoi supporte-t-il d’en perdre l’appétit ? Pourquoi accepte-t-il de se remettre à fumer, à boire, ou pire ? Pourquoi ?

L’écrivain laisse passer un temps, puis il reprend :

-Est-ce pour se faire plaisir ? Sans doute, mais il y a des moments où se taper sur la tête avec un marteau serait moins douloureux que d’écrire.
Est-ce pour atteindre la satisfaction de l’artisan devant le bel ouvrage, l’objet à la finition parfaite ?
Il y a de cela chez certains d’entre nous. Je les appelle les fignoleurs. Mais ils sont de moins en moins nombreux.
Est-ce pour retrouver leurs souvenirs, leur jeunesse, leurs passions d’autrefois, pour les revivre ? Ou bien plutôt pour les faire connaître ?
Un de mes auteurs favoris, Joseph Conrad a dit : « Écrire, c’est dire : j’ai vécu, j’ai existé ». Ecrire, effectivement, c’est peut-être dire aux autres : regardez ma vie, regardez mes amours, regardez mes combats et voyez comme ma vie en a valu la peine ! Peut-être, oui, mais qu’en est-il alors des écrivains de pure fiction ?
Un autre de mes auteurs favoris, Jules Renard, avait dit, je cite de mémoire : « J’écris parce que c’est la seule façon de pouvoir raconter une histoire sans être interrompu. » Alors, oui, écrire, ce peut être pour le plaisir de raconter à son rythme et jusqu’au bout de belles histoires, les faire partager à ceux que l’on aime, qu’on les connaisse ou pas.
Ne serait-ce pas pour l’argent?
Bien sûr. J’en connais des légions pour qui c’est une motivation, et j’en fais partie, je l’avoue. C’est une motivation, mais ce n’est pas LA motivation. Et puis, combien de réels écrivains, doués, talentueux, prolifiques qui vivent misérablement de leur travail ? Non, l’argent n’est pas la réponse.
Serait-ce enfin pour la gloire ?
Je ne dis pas pour les honneurs, je dis bien pour la gloire, celle qui dure, toujours ou bien seulement pour un temps, mais celle qui vous expédie dans le futur, dans le souvenir des autres hommes, dans l’éternité…
Voilà, chère Berthe Granval, à peu près toutes mes idées sur les raisons qui peuvent pousser un être censé à se mettre à écrire.

-Mais, vous, Pierre-André Mariotte, vous ? Pourquoi écrivez-vous ?

-Eh bien, un peu pour tout ça. Mais surtout pour avoir ma petite part d’éternité, juste pour le cas où on m’aurait raconté des sornettes au catéchisme.

-Merci Pierre-André Mariotte. Demain, je recevrai Amélie Ferguson pour son nouveau roman : « Traderi-dera ». Bonsoir…

Les dernières mesures du Clair de Lune sont apparues en fond sonore de l’annonce de Berthe Granval. Elles se prolongent au-delà du mot Bonsoir et s’achèvent sur un dernier accord.

2 réflexions sur « Une émission de Berthe Granval »

  1. « Curieuse activité solitaire que celle d’écrire ».
    Patrick Modiano (Prix Nobel de Littérature)

  2. Pourquoi écrire?

    Les réponses ici attribuées à Pierre André Mariotte (dont ma modeste carte écran radar ne porte aucune trace et pourrait donc être un personnage fictif – c’est le lecteur qui décide du genre: reportage ou fiction -) me sont familières. En gros, à quelques nuances, ajouts et retraits près, je les partage.

    Nuance de taille, l’éternité!

    Certes si le support est bon comme les murs intérieurs des pyramides d’Égypte (où il ne gèle jamais ‘à pierre fendre’) et que le climat sec préserve le papier russe ou pas ou l’écorce de bouleau (le soleil des côtes méditerranéennes est préférable au crachin breton et à la pluie normande ou encore à l’humidité pénétrante des forêts tropicales ou des plaines continentales – c’est pourquoi nos dieux viennent du Moyen Orient) les traces des écrits perdurent. On peut, sur ce sujet, se poser des questions sur la longévité des pellicules de cinéma, des bandes sonores, vidéos et des DVD, voire des banques de données contemporaines (qui s’avèrent vite éphémères).

    Les traces peuvent parfois se conserver dans des archives bien entretenues. Par contre, le sens, inévitablement projeté par les lecteurs est fonction du contexte qu’a connu et connait le lecteur ainsi que de l’histoire (historicité) qui est la sienne. Pour des raisons évidentes, deux personnes ne peuvent partager le même centre de perspective au même moment ce qui fait que tous les êtres humains sont distincts les uns des autres et voient le monde différemment. En plus, aucune personne n’est génétiquement identique à une autre, les interprétations sont toutes originales même si certaines sociétés s’efforcent de standardiser au maximum la formation de leurs citoyens (La France est championne).

    Il est donc évident que ce qui est lu ne coïncide jamais avec ce que l’auteur a écrit. Il suffit de regarder Philippe qui proteste contre le sens que je semble donner à ce qu’il a cru écrire. Il pense que je suis le seul à trahir les pensées qu’il a mises derrière ses propos. Cette illusion provient du silence de ses agneaux! Il a souvent l’impression d’être compris puisque: « qui ne dit mot consent! » dit-on.

    Donc si, de son vivant, le sens projeté par les lecteurs d’un auteur sur l’œuvre de ce dernier n’a pas grand chose à voir avec ce qu’il pensait signifier, il est évident qu’une fois décédé et donc inapte à tenter de rectifier le tir des artilleurs-lecteurs, ce seront peut être ses textes que ses survivants liront mais ils n’en découvriront que le sens qu’ils y apporteront.

    Il serait temps que les écrivains cessent de se construire des auberges en Espagne et renoncent à faire de l’éternité un mobile raisonnable!

    Je retire donc l’éternité de cette liste de motivations.

    Par contre, j’en ajouterais une autre: ‘la joie ou le bonheur de lire.’

    Si des auteurs nous procurent le plaisir de les lire, comme dans l’érotisme, on a envie de réciproquer. Qui aime être caressé, s’efforce de partager cette douceur!

    Il m’est arrivé, en lisant de ‘bons’ ouvrages, d’avoir des orgasmes cérébraux (dans le cerveau du haut, pas le petit du bas). Sans doute provoqués par la sensation d’être (ou d’avoir l’illusion d’être) parfaitement en phase avec ce que nous croyons que l’auteur signifie. Comme en amour (qui rend aveugle) et comme c’est nous qui projetons le sens des propos « de l’autre » (l’autre, comme soi-même) sur son œuvre, la déception risque de surgir à la page suivante si elle n’a pas éclot à la ligne du dessous. On peut aussi jouir de ses propres propos (certains aiment à s’entendre parler ou à se lire). Cela s’appelle de la masturbation intellectuelle.

    Néanmoins, je pense que le plaisir de lire les autres peut nous donner l’envie d’écrire à notre tour!

    C’est alors qu’il faut se souvenir du ‘dit-on’ que les Européens attribuent aux Japonais et les WASPs aux Amérindiens: « Tu ne t’exprimeras que si tu es certain d’ajouter à la beauté de l’univers! »

    Je devrais donc arrêter là mon petit galop d’essai sur la terre battue du J. des C. où je ne suis pas sûr du tout d’ajouter à sa beauté! (Dégages qui dit!)

    Toutefois, même si je trouve le texte, rapporté par Philippe, fort stimulant, je ne puis m’empêcher de faire ma critique routinière de communicologue.

    Comment Philippe peut-il écrire:
    « C’est Berthe Granval qui le veut, ce silence interminable. Elle ose ce que tous les animateurs de radio craignent le plus au monde, le blanc à l’antenne. Elle sait que par cette vacuité, elle ouvre à l’auditeur un espace de calme confortable, d’attention bienveillante et de distinction décontractée qui caractérisent son émission quotidienne. » ?

    L’auteur ne peut ‘savoir’ et donc contrôler que ses propres propos. Certes, avec les gens des médias, il peut aussi maîtriser la façon dont ils sont diffusés dans un espace donné et à un moment précis (bien que le lecteur ouvre une revue, un livre et ses courriels au moment qui lui convient à lui).

    La réception est donc très distincte de la conception et de la diffusion d’un produit communicationnel. Elle échappe totalement à l’appréhension et donc au contrôle des auteurs et des diffuseurs.

    Une œuvre, comme tous les produits communicationnels, n’existe que si elle est prise en comte par des ‘récepteurs humains’ qui, après les avoir (ou pas) sélectionnés, en évaluent la pertinence et en créent une signification personnelle et temporaire selon leurs prédispositions et objectifs. Ces derniers sont rarement arbitraires et découlent plutôt des pressions et séductions (coerséductions) exercées par les personnes significatives (pour le lecteur) de son environnement humain.

    Le fait que le J. des C. soit un journal familial semble corroborer la précédente explication!

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