Incident de frontière – Chapitre 3

Si vous avez raté les deux premiers chapitres,  cliquez dessus :
Chapitre 1
Chapitre 2
Sinon, vous pouvez lire le Résumé des chapitres précédents :
Mai 1970. En ce bref temps de paix au Proche-Orient, trois Français, deux Américains, trois Américaines et une Australienne sont partis de Beyrouth vers Alep. Après une nuit tranquille passée à Damas, ils ont repris la route et sont arrivés à l’Hôtel Le Baron d’Alep en fin d’après-midi. Nous les retrouvons le lendemain matin au petit-déjeuner.

Chapitre 3

Le lendemain, les souks n’ouvrant pas avant dix heures du matin, ils firent la grasse matinée et descendirent en désordre pour le petit déjeuner. Ils le trouvèrent tout préparé sur la terrasse : café oriental, café américain, thé à la menthe, pain pita, cornes de gazelles, pâtisseries aux amandes, confitures d’orange, tomates, fromages, limonade, le Baron avait su garder ses traditions d’hôtel international malgré la rareté des touristes depuis la guerre des Six Jours.

Pendant qu’ils déjeunaient, des jeunes gens se regroupaient devant la terrasse de l’hôtel. Par petits groupes, ils arrivaient montés à deux ou trois sur des bicyclettes et des vélomoteurs. Ils commençaient par décrire des cercles au milieu de l’avenue en s’interpellant. Certains s’arrêtaient près des deux petites Peugeot blanches et en examinaient l’intérieur. Ils furent bientôt une douzaine d’adolescents à flâner devant la terrasse.

Bill s’inquiétait :

-Il faudrait surveiller les voitures ; on dirait qu’ils cherchent quelque chose à voler.

Jean-Pierre le rassura :

-Ils ne sont pas là pour ça. En Syrie, il n’y a pratiquement pas de voleurs. Non, tout ce qu’ils veulent, c’est regarder les filles.

Effectivement, les jeunes gens jetaient régulièrement des coups d’œil furtifs vers la terrasse. Un peu plus tard, ils étaient tout bonnement plantés devant l’hôtel à contempler sans vergogne les cinq jeunes femmes qui finissaient leur petit déjeuner.

Au bout de quelques minutes, elles s’habituèrent à cet hommage effronté et personne ne prêta plus attention à leurs admirateurs. La petite troupe partie à pied vers Al Madina, étrange procession d’étrangers suivis par une douzaine d’adolescents affectant l’indifférence. Arrivés à la porte du souk, ils décidèrent de se séparer et se donnèrent rendez-vous pour la fin de l’après-midi au Baron. Tout naturellement le groupe Breed-Ponti-Jenelle se reforma et s’enfonça vers l’Est dans une sombre ruelle. Les autres s’engagèrent dans la rue principale qui descendait vers le Sud. Au bout de quelques minutes, grâce à une habile manœuvre qu’il préparait depuis le matin, Christian réussit à isoler Patricia du reste du groupe. Il avait aperçu dans une étroite ruelle latérale un alignement d’étals de marchands d’épices.  Il prit alors Patricia par la main et l’attira vers la ruelle en lui disant dans un souffle : « Viens ! » La chose dut paraitre romantique à la jeune américaine. Elle se laissa faire et suivit Christian en silence. Le spectacle en valait la peine. La ruelle était juste assez large pour que deux hommes puissent s’y croiser sans se gêner. Le sol pavé de dalles noires et luisantes comportait un caniveau central à peine marqué. Sur les côtés, les deux murs de pierres taillées se rejoignaient vers le haut pour former une voute en plein cintre d’à peine plus de deux mètres de hauteur. A intervalles réguliers, le sommet de la voute était percé d’une trémie carrée de moins d’un demi- mètre de côté. Chaque ouverture, protégée par des barreaux de fer torsadé, laissait passer des pinceaux de lumière dans les quels montaient des volutes de poussière. Dans la pénombre à peine atténuée par des lampes tempête accrochées ici et là, les rayons du soleil éclairaient les étals des marchands, faisant éclater les jaunes, les rouges, les verts les bruns et les noirs des épices. Devant chaque étal, une ou deux silhouettes en burnous gris ou marron, capuche rejetée en arrière, s’occupait à peser ou à réarranger les sacs de jute à moitié ouverts. Les odeurs de poussière sèche et d’épices surchauffés se superposaient dans la chaleur. Tiré par un enfant en guenilles, un âne chargé de lourdes caisses de bois se frayait un chemin au milieu des clients dans le faible espace qui restait entre le mur et les étals. Retenu en arrière par son chargement qui s’était pris dans un obstacle invisible, l’âne s’était mis à braire désespérément. Plantés au milieu du passage, les bras ballants, anachroniques dans leurs vêtements légers, les deux étrangers restaient silencieux. Le moyen-âge leur sautait aux yeux, au nez et aux oreilles. Ils restèrent un moment sans parler à contempler le spectacle. Et puis la main de Patricia vint effleurer celle de Christian. Etait-ce la splendeur du spectacle ou la fraicheur de la peau, Christian sentit la chair de poule naître sur ses avant-bras. Il prit la main presque offerte. Ils s’enfoncèrent plus avant dans la ruelle. Passé un virage à angle droit, il n’y avait plus un seul marchand, plus un seul passant. La ruelle était déserte. Elle filait tout droit vers la lumière de l’allée centrale du souk. Christian marchait devant dans la pénombre, entraînant doucement Patricia derrière lui. Le cœur battant, il s’arrêta et se retourna vers la jeune femme. Sans lâcher sa main, il passa son bras autour de sa taille – mon dieu, qu’elle était mince ! Si Patricia ne résistait pas, elle ne faisait non plus aucun mouvement vers lui. Sa main libre pendait le long de son corps. Elle le regardait, attentive, comme si elle se demandait ce qu’il allait faire. Comme il n’osait pas la serrer contre son ventre de peur de la choquer, il se pencha un peu en avant et, en léger déséquilibre, il l’embrassa. Elle répondit tout de suite à son baiser, et il en fût un peu surpris. Il la serra contre lui et remonta lentement son autre main de la base de son cou à travers sa chevelure. Lorsque leur baiser s’acheva, ne sachant plus ce qu’il devait faire, il la regarda dans les yeux en murmurant « Patricia » d’un air triste et doux. Elle ne bougeait pas, ne disait rien. Elle attendait, simplement, un demi-sourire aux lèvres. Pour mettre fin à la gêne qu’il sentait s’installer, Christian la libéra et reprit sa marche vers le bout de la ruelle. Un peu surprise, Patricia resta immobile quelques instants avant de le suivre vers la lumière.

Au crépuscule, tous se retrouvèrent à la terrasse du Baron devant du thé à la menthe et des bières glacées. Ils se racontèrent leurs découvertes et se montrèrent leurs trouvailles : le souk des bijoutiers, le quartier des bouchers, les tapis kurdes, les trictracs damasquinés, les portraits sur verre des amants tragiques Antar et Abla, le souk des quincaillers, les valises en métal pour canettes de Coca-Cola, le coiffeur de rue, l’écrivain public, le marchand d’eau… Ils étaient revenus à l’hôtel chargés de leurs achats, inutiles, précieux, magnifiques, hideux, encombrants, pratiques, merveilleux. Bill avait même acheté chez un fripier un énorme manteau de fourrure usagé.

-C’est du loup, affirmait-il. J’ai toujours rêvé de porter un manteau de loup quand je vais à Chicago. Vous savez, il peut faire très froid à Chicago.

-Ce n’est pas du loup, disait Jean-Pierre. A la rigueur de l’opossum, et encore…En plus, c’est un manteau de femme. Vous avez vu la doublure ?

-Peu importe, il n’était pas cher et c’est quand même de la vraie fourrure.

Ils avaient diné de brochettes de mouton dans la nuit tombante. Christian n’avait pas quitté Patricia des yeux.

Vers dix heures du soir, tout le monde était allé se coucher, Christian le premier.

Il rejoignit la chambre qu’il devait partager avec William. Il se déshabilla, se coucha en se tournant rageusement contre le mur. Il ne tenait pas à avoir à discuter avec le « professeur W.C. Breed » de l’intérêt historique d' »Alep, ville de contrastes, carrefour des civilisations…« . Il était furieux, furieux contre lui-même de ne pas avoir osé pousser plus loin son début de flirt, furieux contre les autres de ce que, par leur seule présence, ils l’empêchaient d’être avec Patricia comme il l’aurait voulu. Il ressassait toutes les occasions qu’il avait manquées depuis qu’il l’avait rencontrée… Lamentable, il avait été lamentable. Puis il se mit à imaginer toutes les choses drôles ou intelligentes qu’il lui dirait la prochaine fois qu’il serait seul avec elle et il s’endormit plein d’espoir.

A SUIVRE…

Le chapitre 4 paraîtra dimanche prochain.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *