Au petit fer à cheval – le commencement

Couleur café n°23

Au petit fer à cheval 
30 rue Vieille du Temple Paris 4°

Aujourd’hui, je vous demande de regarder cette photographie-là. Elle vous rappelle sans doute quelque chose. Oui, c’est bien le Petit Fer à Cheval, il y a bien un serveur, une cliente, un comptoir mouluré, quelques tables et des bicyclettes sur le trottoir. Regardez bien : la ressemblance avec la photo d’hier est frappante, n’est-ce pas ?

Mais le garçon ne s’appelle pas Patrick. Il s’appelle Robert et la jeune fille, ce n’est pas Emilie, c’est Denise. La petite robe noire qu’elle porte n’est pas celle d’un magasin chic, mais la robe de deuil que sa mère a portée pendant un an et qu’elle vient de transformer pour que sa fille puisse aller danser. Elle n’est pas vendeuse, Denise, elle cherche du travail. Les temps sont difficiles. Son sandwich ne contient ni jambon ni fromage, seulement un peu de confiture de rhubarbe qu’elle a elle-même apportée. Si les bicyclettes sont nombreuses, c’est parce qu’il n’y a plus de voitures, enfin, presque plus. La photo a été prise à 11h43.
Le 16 mai.
1942.
Il fait beau.
Presque chaud.
Les temps sont difficiles, mais Robert et Denise sont joyeux.
Robert est content, parce qu’il vient d’arriver de Péronne et qu’il n’a pas mis plus de quinze jours à trouver cet emploi de garçon de café. Le salaire est modeste et les pourboires inexistants, mais il mange gratuitement chaque jour. D’ailleurs, il commence à bien aimer ce bistrot, son comptoir en fer à cheval, sa cuisine minuscule, son cuisinier polonais et son patron débonnaire. Il est content aussi parce que la petite Denise a accepté qu’il l’accompagne ce soir pour aller danser aux Halles.
Denise est contente aussi. Elle est contente parce que depuis bientôt deux mois, sa mère va mieux. Petit à petit, elle reprend goût à la vie. Elle a même accepté de transformer pour elle sa robe de deuil en robe de bal. Elle est contente aussi parce que le crémier de la rue du Bourg-Tibourg lui a dit qu’il pourrait peut-être l’employer en Juin. Et elle est contente parce que le garçon du Petit Fer à Cheval a l’air gentil et qu’il va l’emmener danser. Robert et Denise sont contents. Alors, malgré les temps difficiles, ils sont joyeux.

Printemps en noir et blanc, bicyclettes et petite robe noire. Garçon de café, jeune fille en fleur et dancing aux Halles. Cuisinier juif, sandwich à la rhubarbe et temps difficiles. Le décor est planté, les acteurs sont prêts, le ressort est bandé. Le film n’a plus qu’à se dérouler tout seul. Pourtant, il reste à écrire l’histoire : que va-t-il se passer ? Drame, aventure, comédie romantique, farce… ?  Choisissez : tout peut arriver.  Allez ! Je vous donne un point de départ : il y a cette personne, là, celle qui n’est pas encore entrée dans le cadre, qui s’arrête devant le 32 de la rue Vieille du Temple, qui hésite un peu et puis qui s’assied, là, à la table de gauche, justement. Toute l’histoire dépend maintenant de ce nouveau personnage. Toute l’histoire dépend de vous, maintenant, parce que ce nouveau personnage, c’est vous. Alors, serez-vous cette étudiante en littérature qui vient de s’engager dans la Résistance, ce notaire de la Ferté-sous-Jouarre en quête d’une aventure, ce parachutiste anglais qui avait cette adresse dans sa trousse de secours, ce juif en cavale qui vient chercher refuge auprès du cuisinier du Fer à Cheval, ou cet alcoolique dont les boyaux se tordent sous l’effet du manque ? A moins que vous ne soyez ce permissionnaire en uniforme allemand ébloui par Paris ou cette prostituée au grand cœur rentrant chez elle ? Tous les clichés sont possibles. Choisissez votre archétype, choisissez-le bien, car vous allez vivre avec, parce que c’est vous le héros du film.

Vous en rêviez, non ?
Alors rendormez-vous, imaginez la suite, et vivez la fin.

3 réflexions sur « Au petit fer à cheval – le commencement »

  1. Plein de fraicheur…..!
    Alors, rèvons.
    Non ! Fais nous réver !

  2. Pour jouer à l’avocat du diable, je dirais avec mon chat qui, le jour, voit tout en noir et blanc et en gris la nuit, que ces deux photos sont identiques. Seuls le cadrage et les couleurs ont été modifiés. Paddy a bien souligné la présence incongrue d’un vélo qui revient du futur. On pourrait pousser et douter de la taille des pneus des bicyclettes, du confort des selles, etc. Aussi un focus plus accentué ou poussé sur les deux personnages, éliminant les vélos, l’abat-jour de l’appareil de chauffage à gaz en haut à droite et peut être aussi le nom du resto (caractère d’imprimerie douteux en 42) et son store-couvre-terrasse moderne, eut permis de nous faire croire que l’on était bien (ou plutôt très très mal) en mai 1942 (L’une des pires années -sinon la pire – de l’histoire de France).

    Philippe a l’art des ‘fake pictures!’

    Je me souviens, il y a 3 ou 4 ans, il avait essayé de nous faire passer, en noir et blanc, un paysage canadien où il y avait des preuves visuelles d’exploitation, par fragmentation du sous sol, du gaz de schiste pour une vision panoramique issue des environs de Champ de Faye, afin d’affoler et de mobiliser ses voisins lecteurs contre ce projet pollueur de sources d’eau potables poursuivi par le Grand Capital Sauvage et Global!

    Contrairement à ma théorie de la perception qui prétend que peu importent les stimuli agencés par l’émetteur, le lecteur verra ou percevra CE que sa carte écran radar mentale ou ‘weltanschauung’ lui permet de projeter sur l’écran, (un peu selon la logique de lecture du test de Rorschach) et, conformément aux anciennes affirmations de Philippe, dont je me suis fait, plus haut, l’avocat, tout serait DANS l’image ou le texte… La preuve: s’il n’y en a pas assez ou trop, le lecteur fait des commentaires critiques!

    Mais comme le diable s’est converti et reconnaît que le sens est apporté par le lecteur dans sa lecture des photos comme dans celle des tableaux de maîtres et des textes d’auteurs de la même façon que les clients apportent le lit et la table dans l’auberge espagnole, il me faut ajouter qu’effectivement, peu importe ce que nous avons sous les yeux ou sous le nez, le décryptage de CE qui est couché sur le papier ou sur l’écran ou la toile (dans les sens anciens et modernes du terme) se fait toujours à partir de ce que le lecteur a imaginé et/ou accumulé et organisé sur la carte-écran-radar de son for(t)-intérieur.

    Pour dénoncer les anachronismes (vélos modernes en 42) ou les ‘anagéographismes’ ou ‘illocations’ (maisons canadiennes dans les environs de Champ de Faye) ou s’émouvoir devant les tableaux de Soulages, il faut avoir suivi un certain itinéraire et effectué des pérégrinations dont nous ne sommes que partiellement responsables…

    Un enfant de 5 ans et un savant de 75 ans regardant un bouillon de culture au travers d’un microscope, ne perçoivent pas du tout les mêmes éléments… Même si c’est le même bouillon et qu’il n’a pas été affecté par les manipulations propres aux observations… (les microscopes électroniques font évaporer les bouillons de culture) cf. le principe d’Eisenberg!

    Désolé, au lieu de jouer avec les personnages, comme enjoint par le Rédacteur en Chef du JDC, j’ai spéculé sur les différences de pérégrinations entre l’auteur (photographe) et le voyeur…

  3. Bravo! et merci pour cette invitation à se construire une histoire inspirée par ce qui a déjà été dit avec style et imagination. Cette histoire pourra aussi bien être une tragédie, l’époque s’y prête avec ses rafles gestapistes, ou un événement historique, telle la rencontre entre le Général de Gaulle, Winston Churchill, venus tous deux incognito, par voie de parachutage, pour rencontrer là Staline arrivé la veille par le Gare de l’Est, ou un dénouement heureux par lequel la petite dame en robe noire se révèle être Edith Piaf qui embrassera son amant Yves Montand quand il arrivera, un cliché qui sera capté par Robert Doisneau (en embuscade depuis une heure au moins, mais Montand est toujours en retard, il le sait) et qui fera la couverture de Life. Je crois que c’est cette histoire dans laquelle je vais m’engager et à partir de là aller saisir des clichés de la vie courante, à Paris, en Mai 1942.
    PS: hier déjà mon attention s’est aussi arrêtée sur les vélos. Il y en avait deux modernes et performants comme des vélos de coursiers. En 1942, il n’y en a qu’un, il tranche au milieu des autres bicyclettes. C’était visiblement un prototype d’avenir.

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