Une journée d’Ivan Denissovitch – Critique aisée n°116

4 minutes

Critique aisée 116

Une journée d’Ivan Denissovitch
Alexandre Soljénitsyne   –  1962

Une journée d’Ivan Denissovitch fait partie des grands chocs littéraires de ma vie. La liste n’en est pas très longue, une demi-douzaine de titres peut-être : Les Bienveillantes, The thin red line, Qui a peur de Virginia Woolf ?, L’Iliade, …. Me connaissant un peu, vous serez surpris que des chefs d’œuvre comme Madame Bovary, La recherche du temps perdu, L’Attrape-Cœur et quelques autres n’y figurent pas. Comprenez-moi bien, quand je dis « choc littéraire », j’entends ces bouquins qui vous laissent pantois, épuisé, effaré, révolté. Pas les chefs d’œuvre qui vous laissent charmé, rêveur, admiratif, enthousiasmé. Pas ceux-là, non ; mais ceux qui vous flanquent un coup de poing dans le plexus.

Ce livre d’Alexandre Soljénitsyne a paru en URSS en 1962 pendant l’ère Kroutchevienne. A l’époque, la censure l’avait autorisé car elle n’y avait vu qu’une critique de la période stalinienne et non celle de la société totalitaire communiste qui apparaissait derrière. Des critiques de l’univers communiste oppressant, il y en a eu des centaines, des milliers peut-être. Mais combien ont atteint une telle efficacité, combien ont atteint une telle qualité littéraire ?

La « Journée » est un très court roman qui raconte par le détail un moment ordinaire de la vie de Choukov (Denissovitch) dans un camp de travail soviétique. Cela commence à l’aube et se termine le soir du même jour. Le style est oral, familier, épuré, sans commentaire, sans lyrisme, sans pathos. Ivan vit sa journée sans plainte, sans révolte. C’est une journée ordinaire avec ses mauvais moments — les sorties de travail dans le froid intense — et ses bons moments — quelques instants volés auprès d’un poêle, un quignon de pain supplémentaire — et globalement, pour Choukov, ce sera plutôt une bonne journée.

En voici les premières lignes :

A cinq heures du matin, comme tous les matins, on sonna le réveil : à coups de marteau contre le rail devant la baraque de l’administration. De l’autre côté du carreau tartiné de deux doigts de glace, ça tintait à peine et s’arrêta vite : par des froids pareils, le surveillant n’avait pas le cœur à carillonner.

La sonnerie s’était tue. Dehors, il faisait noir, noir comme en pleine nuit, quand Choukhov était allé à la paracha. Sauf les trois phares jaunes tapant dans la fenêtre : deux depuis l’enceinte, et un de l’intérieur du camp.

Personne, comme qui dirait, n’était venu décadenasser la porte. Et on n’avait pas, non plus, entendu les dortoiriers enfiler leur perche dans les oreilles du jules, signe qu’ils vont l’emporter.

Il ne dormait jamais une seconde de trop, Choukhov : toujours debout, sitôt le réveil sonné, ce qui lui donnait une heure et demie de temps devant soi d’ici au rassemblement, du temps à soi, pas à l’administration, et, au camp, qui connaît la vie peut toujours profiter de ce répit : pour coudre à quelqu’un un étui à mitaines dans de la vieille doublure ; pour apporter ses valienki – secs et au lit – à un riche de votre brigade, histoire que le gars n’ait pas à tournailler nu-pieds tant qu’il ne les a point retrouvés dans le tas ; pour trotter d’un magasinier à l’autre, voir s’ils n’ont pas besoin d’un coup de main ou de balai ; ou, encore, pour s’en aller au réfectoire empiler les écuelles laissées sur les tables et les porter à la plonge, ce qui vous vaudra aussi du rabiot, mais, là, les amateurs ne manquent pas, ça désemplit jamais et, le principal, s’il y a un reste dans une écuelle, vous résistez mal à l’envie de licher. Or Choukhov s’était enfoncé dans la tête la leçon de son premier brigadier Kouziomine, vieux cheval de retour (en 43, il avait déjà tiré douze ans) qui, dans une clairière près du feu, avait expliqué au renfort qui lui arrivait du front :

– Ici, les gars, c’est la loi de la taïga. N’empêche que, même ici, on peut vivre. Ce qui ne fait jamais de vieux os au camp, c’est le licheur d’écuelles, le pilier d’infirmerie et celui qui va moucharder chez le Parrain.

Là, il en rajoutait. Qui va moucharder chez le Parrain s’en tire toujours. Avec la peau des autres.

Il restait donc couché, Choukhov, lui toujours debout sitôt le réveil sonné. Depuis la veille au soir, ça n’allait pas : des espèces de frissons, ou bien de courbatures. De toute la nuit, il n’était pas arrivé à se réchauffer. Même qu’il y avait eu des moments où, au travers de son sommeil, il se sentait vraiment mal, alors qu’à d’autres le mal avait l’air de passer. Si seulement le matin avait pu ne pas venir…

2 réflexions sur « Une journée d’Ivan Denissovitch – Critique aisée n°116 »

  1. Efficacité et qualité littéraires sont des qualificatifs qui s’appliquent parfaitement à la littérature Russe, romans, théâtre, poésie. Il en est de même avec la peinture et la musique. Sans compter tous les auteurs, artistes, compositeurs, interprètes, que le régime soviétique a fait partir à l’etranger (Soljénitsyne finira par le faire lui aussi). La Russie a une âme créative qui reste à être mieux connue chez nous. Bien entendu, j’exclue de cette capacité créative les instances gouvernementales, efficaces pour sûr, mais qui n’ont rien d’artistiques,

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