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Une émission de Berthe Granval

Il est dix-sept heures et cinq minutes. Les premières notes du Clair de Lune de Claude Debussy s’égrènent lentement, puis une voix s’élève, effaçant presque la musique :

-Bonsoir, c’est Berthe Granval qui vous invite comme chaque après-midi à écouter ses « Histoire d’écrire ».

Le son du piano remonte quelques secondes, puis redescend. A nouveau, la voix :

– Aujourd’hui, je reçois l’écrivain Pierre-André Mariotte. Bonsoir Pierre-André Mariotte.

-Bonsoir, chère Berthe Granval

Les notes remontent, ruissèlent, s’affaiblissent et disparaissent. C’est le silence ; une, deux, trois secondes. Inconcevable… C’est Berthe Granval qui le veut, ce silence interminable. Elle ose ce que tous les animateurs de radio craignent le plus au monde, le blanc à l’antenne. Elle sait que par cette vacuité, elle ouvre à l’auditeur un espace de calme confortable, d’attention bienveillante et de distinction décontractée qui caractérisent son émission quotidienne.

-Tout d’abord, merci. Merci d’avoir répondu à mon invitation.

La voie est amicale, rauque, sensuelle…des années de travail et de tabac.

-Chère amie, c’est un plaisir et il est de ces plaisirs Continuer la lecture de Une émission de Berthe Granval

La Fontaine et le déménageur

Morceau choisi

Alexandre Vialatte, à propos du style en général et de celui de Jacques Chardonne en particulier :

(…) Simplifier, émonder, biffer. « Les écrivains se font grand tort en écrivant« . Que d’écrivains « restent enfouis au fond de leur œuvre » ! Que d’autres ressuscitent par des « morceaux choisis« . « Il y avait un « journal » émondé de Benjamin Constant ; excellent. Le journal intégral l’abîme beaucoup« . « Tocqueville intégral, c’est trop« . « Le texte intégral, c’est pour les thèses. » Tel est le bénéfice d’émonder. Boileau nous l’avait déjà dit : « Ajoutez quelques fois et souvent effacez. » Et Kipling expliquait que pour faire un roman il n’y a qu’un moyen véritable, prendre un pinceau épais, un pot d’encre de Chine, et biffer, supprimer, détruire. Pour une nouvelle, on prend le pinceau un peu moins large. Mais la méthode reste la même. C’est ce qu’on appelle l’économie de moyens. Elle fait loi dans tous les domaines : voyez faire La Fontaine ou un déménageur ; pas un mot superflu, pas un geste de trop. « La force, comme la distinction est dans l’économie des gestes. »

Qu’est-ce qu’on peut écrire après ça ?

Écrire, mais avec quoi ?

Et d’abord, pourquoi écrit-on ?

Question sempiternelle que tous ceux qui écrivent se posent un jour. Question cliché à la Jacques Chancel : « Dites moi, cher ami, nous approchons de la fin de l’émission, il nous reste à peine une minute, alors une dernière question : cher Marcel Proust, pourquoi écrivez-vous? »
Eh bien, si moi, j’avais été invité à Radioscopie et si Jacques Chancel m’avait posé cette question, il ne m’aurait pas fallu trois minutes pour y répondre. J’aurais dit :

« Voyez-vous, cher Jacques Chancel, comme beaucoup, je vis des émotions. Comme certains, je voudrais les partager. Mais comme personne n’écoute, j’écris. »

Donc j’écris sous le règne Continuer la lecture de Écrire, mais avec quoi ?

Métaphores de l’écriture

Parfois, écrire, c’est construire quelque chose, un ouvrage d’art par exemple, comme un pont sur l’eau trouble. Un pont qu’il faudra prévoir, entièrement, sinon il ne vaudra rien, il ne tiendra pas, il s’effondrera de lui-même.
Il faudra d’abord reconnaître le terrain sur lequel il sera fondé. Rocheux, dur, net, ou bien vague, sablonneux, imprécis.
Ensuite bien connaitre ses deux rives, son début, sa fin.
Etre familier du paysage dans lequel il s’inscrira, peut-être pour toujours.
Ensuite, imaginer sa forme. Sera-t-il suspendu, élégant, massif, ou même virtuel ? Sera-t-il fait de câbles et de cordes légères, de bois grossier, de chaudes briques, de lourdes pierres ou de froid métal ?
Et puis, les fondations. C’est sur elles que reposeront tout le poids de l’ouvrage. Elles seront définitives. Une fois dessinées et construites, on n’y pourra plus rien, elles seront immuables.
Et puis viendront les piles, prolongations des fondations. Elles, elles admettront quelques variations, quelques modifications pendant encore un temps, jusqu’à ce que vienne le tablier, la chaussée, le but de l’ouvrage, celui que les voyageurs du futur emprunteront pour passer d’une rive à l’autre, d’une heure à l’autre, sans vraiment se douter de ce sur quoi ils auront passé un moment de leur vie.

Mais, plus souvent, c’est comme un château sur la plage : le premier jet de sable donne la première forme, presque due à la chance, qui donne à son tour le ton général. Mais c’est au hasard des pelletées suivantes, selon la façon dont elles tombent sur la première, dont elles la recouvrent ou la prolongent, ou dont quelques fois elles tombent à côté, qu’après un peu de retapage, de polissage, vient la forme définitive : château fort,  corps de femme, volute de coquillage, bateau ivre, ou rien du tout, un tas de sable informe, qu’un enfant détruira d’un coup de pied ou sur lequel quelqu’un viendra s’asseoir.